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SCHEURER-KESTNER


Faure qu’il quitta Paris le soir même, avançant son départ pour se dérober à un entretien qu’il jugeait prématuré ; et, d’Alsace, il écrivit à la fille du Président que son invitation lui était parvenue trop tard[1].

XIII

Tous les prisonniers gardent un souvenir très vif des premiers temps de leur captivité. Puis, les mois, les années qui suivent, se fondent dans une unique impression, toujours la même, monotone, étouffante[2]. Ces temps étaient venus pour Dreyfus. Il ne mourait pas, ni sa foi obstinée dans la justice ; c’était toute sa vie. Ainsi, il était bien de la race qui, depuis des siècles, vers Pâques, du fond des ghettos de Galicie ou de Pologne, inlassable, insensible aux abjections et aux misères, psalmodie le chant d’espoir : « L’année prochaine à Jérusalem ! »

Toutefois, il s’affaiblissait beaucoup. Le long supplice du silence avait atrophié sa langue. « Il ne répondait au médecin qu’en faisant des efforts pour articuler. Les phrases ne venaient plus directement ; il était obligé de reprendre les mots pour exprimer sa pensée[3]. »

« Il avait été averti, dès son arrivée dans l’île, qu’à la moindre démonstration de sa part, ou de l’extérieur, pour une tentative d’évasion, il courait le risque de la vie[4]. » La consigne fut renouvelée, par ordre de

  1. Mémoires de Scheurer.
  2. Dostoïevsky ; Souvenir de la maison des morts, 25.
  3. Rennes, I, 257, Rapport du 27 avril 1897,
  4. Ibid., 250, Rapport du 7 mars 1895.