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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Une pareille légèreté chez un officier étonna Scheurer. Il avait vu à l’œuvre les prétoriens du Deux-Décembre, les traîneurs de sabre et les colonels d’antichambre de l’Empire, frivoles ou brutaux, et ignorants, les prôneurs de coups d’État, les camarillas réactionnaires et cléricales. Mais, tout cela, c’était le passé. L’armée nouvelle, la jeune armée de la République, n’est-elle pas une autre armée, d’esprit plus solide et plus droit, scrupuleuse et loyale, régénérée par la terrible leçon de 1870, par un labeur opiniâtre, et, selon l’amoureuse parole de Gambetta, pure comme les drapeaux sans tache qu’elle a reçus ?

Scheurer avait été le beau-frère de Charras, l’ami de Faidherbe, de Chanzy, de Denfert. Il croyait le nouveau corps d’officiers, qu’ils fussent ou non républicains, animé de l’âme de ces grands modèles, tous hommes de devoir et d’honneur. Il avait le culte, la superstition de l’uniforme. Dirai-je que cet homme excellent, dans l’ardeur naïve de son patriotisme, avait été, pendant une heure, la dupe de Boulanger[1] ? Surtout, il ignorait le long travail patient de l’École de la rue des Postes, pépinière des grandes écoles militaires, la lente infiltration de l’esprit jésuitique dans les États-Majors et les commandements.

Scheurer passa les vacances de Pâques en Alsace. Il y apprit la mort de Sandherr, qui avait succombé enfin, le 24 mai, après une horrible agonie ; des amis mulhousiens lui avaient rendu visite ; quand on lui parlait de Dreyfus, son visage se crispait.

À Belfort, Scheurer eut un long entretien avec

  1. Je n’eus jamais qu’une discussion avec lui, dans une assemblée des actionnaires de la République française, au printemps de 1887, où il me reprocha mes attaques contre Boulanger.