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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Vers le printemps, l’idée s’était emparée tout à fait de lui, l’obsédait, le faisait souffrir ; il n’eut plus un moment de repos[1]. Il chercha, de tous côtés, à se renseigner. Son enquête, il la poursuivra avec une persévérance inlassable, selon la méthode et avec la rigueur d’un savant obstiné qui vérifie tout par lui-même[2]. Pas de sentiment, pas de commisération préalable. Il étudiera ce cas singulier en chimiste, comme, dans son laboratoire, entre ses cornues et ses alambics, il analyse un cristal et décompose un gaz. Si le jugement a été bien rendu, il le saura. Si les juges se sont trompés, il le saura aussi. Et, si une injustice a été commise, il ne se dérobera pas à ses devoirs d’homme, de citoyen : il consacrera ce qui lui reste de vie à faire réparer une pareille erreur.

Au cours de cette enquête, au hasard des confidences qu’il recueillit, tantôt il crut Dreyfus innocent ; et il se le représentait sur son rocher, séparé du monde entier, « se demandant comment, à la fin d’un siècle issu de la Révolution, il était possible de payer d’un tel martyre son origine et sa religion » ; tantôt il l’imagina coupable ; et il n’y a pas de châtiment trop terrible pour un soldat qui a trahi l’armée, pour un Alsacien qui a vendu la France.

Au fond de lui-même, il l’eût voulu coupable. C’eût été plus simple. Quand il recevait des avis défavorables au condamné, il en éprouvait un soulagement. Il va donc, enfin, être débarrassé de ce cauchemar et, apaisé, pouvoir recommencer à vivre ! Puis, il se remettait à l’œuvre.

Sa première expérience lui fut une leçon salutaire. Un soir, chez son ami Blech, il dit ses inquiétudes.

  1. Mémoires de Scheurer-Kestner.
  2. Procès Esterhazy, 147, Scheurer-Kestner.