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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


du devoir, il y a le sacrifice. Il entrevoit les hautes régions, il les gravira plus tard : il ne s’y élance point.

Les chefs lui ont défendu de s’occuper plus longtemps de l’innocent ; il leur a obéi. Ils lui auraient défendu de poursuivre plus longtemps le véritable traître, il eût rempli « son devoir d’officier » ; il aurait obéi encore ; « il se serait arrêté ». « Ce qu’il aurait fait ensuite, il ne le sait pas. » Mais quoi qu’il en soit, certainement, si une injonction « formelle de cesser » lui avait été donnée, « il aurait cessé[1] ». C’est lui qui l’atteste, sous serment, et il ne ment jamais, ni par peur, ni pour se grandir.

Seulement, « cet ordre formel », aucun de ses chefs n’osa le lui donner[2]. Ni Billot, qui hésitait encore, ni Boisdeffre ni Gonse, bien résolus à ne pas convenir de leur erreur, mais qui craignaient une révolte de ce soldat discipliné. Ces deux chefs faisaient à l’armée l’injure de penser que Picquart n’avait plus l’âme d’un soldat, parce qu’il n’avait pas celle d’un scélérat ou d’un valet.

Tous deux, Boisdeffre surtout, eussent voulu que Picquart devinât, entendît à mi-mot, qu’il leur épargnât l’ordre dont ils auraient été responsables[3].

  1. Procès Zola, I, 321, 322, Picquart : « Je n’avais pas l’opposition absolue de mes chefs ; je sentais que je n’étais pas en communion d’idées complète avec eux, mais ils ne me disaient pas de m’arrêter ; sans cela, j’aurais rempli mon devoir d’officier, je me serais arrêté. Je ne sais pas trop ce que j’aurais fait après…, mais je me serais arrêté. » Et encore : « Je répète que, si on m’avait donné l’ordre de cesser, j’aurais cessé, Je sentais simplement que ce n’était pas très agréable ; j’ai continué tout de même parce que j’ai pensé que c’était mon devoir ; je n’aurais cessé que sur un ordre formel. Je le répète : je ne sais pas ce que j’aurais fait ensuite, mais j’aurais cessé. »
  2. Procès Zola, I, 322, Picquart.
  3. Cass., I, 168, Picquart : « Je sentis que, tout en ne me disant pas de m’arrêter dans ma surveillance sur Esterhazy, on désirait que je le fisse sans ordre. »