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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


à Dreyfus, Boisdeffre l’encouragea. Cependant, le souvenir de l’affaire Dreyfus le hantait. Il dit qu’il ne voulait pas en recommencer une autre, que, sans bruit, on liquiderait Esterhazy.

Mais quand Picquart découvrit que Dreyfus était innocent, et qu’il avait été condamné pour Esterhazy, Boisdeffre fut pris de terreur. S’il eût cru Dreyfus coupable, il eût discuté avec Picquart, et, par les mille sophismes qu’il inventa plus tard, eût essayé de le convaincre. Il n’osa pas contredire en face l’honnête soldat, le renvoya à Caïphe, j’entends à Gonse.

Il voyait son confesseur tous les jours, le consultait sur toutes choses. Bossuet lui eût dit qu’il n’y a pas de droit contre le droit. Que lui dit Du Lac ? Que le fait seul d’avouer une erreur ébranlerait la foi des soldats en leurs chefs, du pays en l’armée, réjouirait les impies et les Juifs ? C’est la théorie des deux morales, de la raison d’État. L’armée, la France, aux pieds d’un Juif, lui demandant pardon, cette idée se peut-elle supporter ?

Cela calma ce qui lui restait de conscience. Le crime n’est nulle part mieux à l’abri que derrière les grands mots : le respect de la justice, l’honneur de l’armée. Surtout, il est plus simple de laisser l’innocent à l’île du Diable que de l’en faire revenir. Quoi ! de nouvelles instructions ! de nouveaux procès ! des interpellations dans les Chambres ! des polémiques de presse ! que de bruit ! que d’affaires !

Ainsi, après avoir sacrifié Dreyfus, il va sacrifier Picquart ; et tous deux pour la même raison, d’une si désespérante vulgarité que l’exprimer en des termes qui ne seraient pas ignobles, ce n’est plus la traduire avec la fidélité qu’exige l’histoire : « Pour éviter des embêtements. »