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LA DOUBLE BOUCLE


si dramatique, de la dictée où le traître se trahit lui-même, faite pour l’image d’Épinal et qui comporte une si belle moralité, devint aussitôt populaire. Comme aucun démenti ne survint, on en conclut, non seulement que ces étonnantes révélations étaient exactes, mais que le gouvernement lui-même les avait inspirées et fait paraître pour arrêter, avant qu’elle ne devînt périlleuse, une campagne détestable, et pour rassurer les consciences inquiètes, les délivrer de la torture d’une pitié sans cause. Il était bon et sain, c’était un soulagement de savoir, par raison démonstrative, que Dreyfus était coupable. Les politiques, les braves gens qui aiment la tranquillité, surent gré de cette opportune divulgation au journal patriote, au ministère, à Méline, décidément un homme d’État très avisé. L’armée se réjouit que la justice militaire fût justifiée avec un tel éclat : quel procès a été instruit avec plus de prudence, avec plus de précautions ? que deviennent les reproches de précipitation adressés à Mercier ? Les ennemis des Juifs furent enchantés que le sépulcre se refermât, une fois de plus, sur l’infâme. Les Juifs observèrent avec plaisir que le journaliste avait pris soin de répudier toute préoccupation religieuse : Dreyfus n’est qu’une monstrueuse exception. Et comment suspecter la parole des chefs de l’armée qui ont dicté ce récit circonstancié ? Cette version du crime, évidemment authentique, confirmée par le silence approbateur du gouvernement, porte la conviction avec elle, pénètre le cerveau national, s’y cristallise, va dominer, deux ans durant, la mentalité française. La certitude d’hier n’avait d’autres assises que la foi, celle du charbonnier, la confiance, si touchante, dans le verdict des sept officiers ; la certitude d’aujourd’hui repose sur des bases de granit, sur le roc des faits.