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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


égard n’était pas une punition, car l’Administration n’avait aucune plainte à élever contre lui, mais « une mesure de sûreté[1] ».

Dreyfus comprit alors que l’ordre venait de Paris, dicté par la haine, représaille contre l’innocent qui refuse de s’incliner devant l’iniquité, s’obstine à demander la vérité. « Bien que son cerveau fût tellement broyé qu’il pouvait à peine rassembler ses idées », il rédigea une suprême protestation, un dernier appel à l’Histoire qui «, elle, ne connaît pas de secrets[2] ».

Le lendemain « ne pouvant prévoir jusqu’où iraient ses forces, quel jour son cerveau éclaterait sous le poids de tant de tortures, » il arrêta son journal, le terminant par cette supplique au Président de la République, « au cas où il succomberait avant d’avoir vu la fin du drame » :

Monsieur le Président de la République,

Je me permets de vous demander que ce journal, écrit au jour le jour, soit remis à ma femme.

On y trouvera peut-être, Monsieur le Président, des cris de colère, d’épouvante contre la condamnation la plus effroyable qui ait jamais frappé un être humain, et un être humain qui n’a jamais forfait à l’honneur. Je ne me sens plus le courage de le relire, de refaire cet horrible voyage.
  1. Cinq années, 226, journal du 9 septembre 1896. — Lettre de Lebon au Journal des Débats : « Pour bien marquer le caractère essentiellement temporaire de cette mesure de rigueur qu’on eut soin, en l’exécutant, de représenter au déporté comme une mesure de sécurité et non de punition, je télégraphiai, le 19 septembre, pour rappeler que, aussitôt la palissade terminée, la double boucle devait être supprimée. » La double boucle en était-elle plus légère ? L’humanité de Lebon consiste à ne pas édicter une mesure perpétuelle.
  2. Cinq Années, 227, journal du 9 septembre.