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LA DOUBLE BOUCLE


d’atroces tortures imméritées et de reporter sur mes pauvres enfants toute la pitié que mérite une pareille infortune.

Il se traînait à peine, brûlé de fièvre : « Que ma tête me fait souffrir ! comme la mort me serait douce ! Oh ! ma chère Lucie, mes pauvres enfants, tous les chers miens ! »

Au coucher du soleil, selon la consigne, il rentra dans sa case ; Lebars, le gardien-chef, lui annonça qu’il serait mis la nuit aux fers.

Dreyfus, stupéfait, adressa une supplique très digne au gouverneur. Il demandait quelle faute, il avait commise ; il s’était conformé strictement à toutes les consignes. Il n’a vécu que par devoir, pour sa femme et ses enfants. S’il doit mourir, du moins qu’on abrège son supplice[1].

À droite et à gauche de sa couchette, formée de deux ou trois planches, les serruriers du pénitencier avaient cloué deux maillons en forme d’U que reliait une barre de fer. Cette tige, ou broche, d’environ 70 centimètres de longueur et de l’épaisseur d’un gourdin, était fixe elle-même, l’une de ses extrémités se terminant en une sorte de boule, plus grosse que l’ouverture du fer à cheval, et l’autre cadenassée. Vers le milieu de la broche étaient rivées deux manilles en fer (la double boucle), pareilles aux anneaux à cheville des Indiens, perpendiculaires à la tige et portant sur la planche du lit.

Dreyfus s’étant étendu, on lui mit les boucles aux pieds, très serrées aux chevilles, d’où impossibilité de remuer. Ainsi, la broche étant fixée sur le lit, les manilles fixées à la broche et les pieds du condamné fixés

  1. Rapport d’octobre 1896.