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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


même calcul profond comme il y en a beaucoup dans la politique des Jésuites.

Picquart transmit à Boisdeffre la réponse de Gonse, l’avis que Boisdeffre avait dicté à Gonse. De la part de Gonse, cette consigne imbécile (en apparence) ne l’avait pas étonné. Il avait essayé en vain de lui faire admettre quelques objections élémentaires[1]. Mais il croyait, tout comme Dreyfus, en Boisdeffre. Il s’attendait à le voir hausser les épaules. Boisdeffre avait paru guetter son retour[2]. « Alors, séparez !… » lui dit-il simplement.

Picquart voulut savoir s’il devait exposer le cas au ministre, Boisdeffre lui dit d’attendre.

C’est l’évidence pour Picquart que ni Boisdeffre ni Gonse ne voient leur devoir comme il a vu lui-même le sien. Il se rend compte qu’il a sensiblement enfreint l’antique consigne de toutes les lâchetés : « Ne faites pas d’affaires ! » Cependant, grâce à sa prudence, aucune indiscrétion n’a été commise, rien n’a transpiré au dehors. Un grand événement vient de se produire, mais ils en sont les maîtres. Picquart attribue les premières résistances de ses chefs à l’ennui d’avoir à prendre une grave décision, à la peur de l’aveu public d’une erreur. Il ne s’en inquiète pas encore. Il ramènera bientôt ces consciences qui se dérobent devant l’honneur, comme un cheval craintif devant l’obstacle. Loin des orages qui, naguère, déchaînés par une coupable révélation, ont affolé les esprits, dans l’air rasséréné, la réflexion, le sentiment du droit, la pitié, l’emporteront sur le faux respect humain. Picquart tient pour certain que les chefs ne laisseront pas sciemment un traître dans l’armée, un innocent au bagne.

  1. Instr. Fabre, 77, Picquart.
  2. Ibid.