Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
299
LE PETIT BLEU


Boisdeffre, lui demanda son avis, « Séparer les deux affaires, dit Gonse, l’affaire Dreyfus, l’affaire Esterhazy[1]. »

La réponse parut à Picquart dénuée de sens : le bordereau, étant commun aux deux affaires, ne peut être à la fois de Dreyfus et d’Esterhazy[2]. Il ne comprit que plus tard la perfidie de la formule. L’essentiel pour Boisdeffre, à cette heure précise, est de gagner du temps. Il est trop tôt encore pour briser Picquart. En attendant, on le détachera doucement de l’affaire Dreyfus, la seule qui inquiète les associés de Mercier, et, le payant d’un silence prometteur et de quelques bonnes paroles, on l’occupera à une feinte poursuite d’Esterhazy[3]. Ainsi Gonse cacha sous un masque de sottise, Boisdeffre sous un masque de hautaine sérénité, un

  1. Cass., I, 161 ; II, 208 ; Rennes, I, 432, Picquart ; Procès Zola, I, 151 ; Rennes, I, 557, 559, Gonse ; Cass., I, 262, Boisdeffre : « Gonse m’écrivit alors et il partageait ma manière de voir ; il avait fait les mêmes observations que moi à Picquart, c’est-à-dire qu’il y avait là deux affaires distinctes. » — À Rennes (I, 525) Boisdeffre précise : « Gonse m’écrivait qu’il partageait mon avis sur la manière d’agir, qu’il ne fallait pas mêler les affaires… etc. » Si Gonse, de l’aveu de Boisdeffre, écrit à Boisdeffre qu’il partage son avis, c’est qu’il le connaît déjà, que Boisdeffre lui a dicté la réponse à faire, que Boisdeffre n’a pas envoyé Picquart chercher l’indispensable avis de Gonse, mais lui rapporter une réponse convenue d’avance.
  2. Instr. Fabre, 77, Picquart : « Je lui objectai que le bordereau était commun aux deux affaires. » Procès Zola, I, 323 : « Je n’ai jamais bien compris cette distinction. »
  3. Gonse, à Rennes, regrette de s’être mal expliqué dans ses lettres « qu’il ne croyait pas, quand il les écrivit, devoir passer à la postérité » : « Séparons les deux affaires, laissons le bordereau à la charge de Dreyfus, puisqu’il y est, et prenons simplement les charges qui peuvent résulter pour Esterhazy du petit bleu ou d’autres pièces qui pourraient se présenter. Vous dites qu’il a apporté des documents, ceci, cela. Eh bien ! interrogez les officiers, les secrétaires. Voilà ce que j’ai dit. » (I, 559.) — Picquart comprit « qu’il devait abandonner toute idée de faire des expertises entre l’écriture du bordereau et celle d’Esterhazy ». (Instr. Fabre, 78.)