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LE PETIT BLEU


pagnie[1]. Puis Gribelin, l’archiviste, compléta le trio, bonhomme d’apparence, grossier, sans instruction, se croyant un personnage[2] parce qu’il avait, à ranger les dossiers, pénétré des secrets[3] et qu’il tenait sous clef l’honneur d’un tas de gens. À eux trois, ils entendaient gouverner. Henry, dans ce désordre favorable à ses intérêts, avait pris la part du lion, ce qui lui importait le plus, les rapports directs avec les agents, surtout avec la ramasseuse.

Picquart, qui ne connaissait pas encore les hommes, jugea bien les choses. Il ne saura que plus tard ce que l’habitude des salissantes machinations policières, la fréquentation des espions et des espionnes, la fascination qu’un métier corrupteur exerce sur des esprits faibles, l’illusion de puissance qu’il donne, peuvent faire de soldats, jusqu’alors loyaux et droits, quand ils passent de l’air libre des camps à la puanteur des bureaux, remplacent le sabre par le grattoir, la poudre par la sandaraque, deviennent des scribes et des argousins[4]. Mais, s’il fut dupe alors, et longtemps encore, de la feinte déférence d’Henry et de Lauth, ou de la sottise hypocrite de Gribelin, il vit clairement que la seule ga-

  1. Cass., I, 297 ; Rennes, I, 521, Cordier ; Enq. Pellieux, 28 nov. 1897, et Rennes, I, 608, Lauth. — Henry et Lauth étaient voisins, habitaient tous deux avenue Duquesne.
  2. Instr. Fabre, 98, Picquart : « Gribelin oublie réellement dans tout ceci qu’il n’est et n’a jamais été qu’un subalterne. »
  3. Procès Zola, I, 281, Gonse : « Il connaît tous nos secrets. »
  4. « Ce qui, pour la foule, ôtait toute vraisemblance à ces crimes, c’est qu’ils ne sentaient point le grand air, la route matinale, le champ de manœuvres, le champ de bataille, mais qu’ils avaient une odeur de bureau, un goût de renfermé ; c’est qu’ils n’avaient pas l’air militaire. En effet, toutes les pratiques auxquelles on eut recours pour celer l’erreur judiciaire de 1894, toute cette paperasserie infâme, toute cette chicane ignoble et scélérate, pue le bureau, le sale bureau. » (Anatole France, M. Bergeret à Paris, 190.)