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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


l’esprit cultivé, pratique, il professait le même mépris que son frère pour toute déclamation, pour les effets scéniques, pour le « geste ». Il était ardemment patriote, s’était battu en duel avec un Allemand qui, devant lui, avait mal parlé de la France[1].

Tous les siens étaient encore abattus sous la catastrophe, courbés sous le destin qui semblait invincible, qu’il se mit à l’œuvre, c’est-à-dire à chercher dans les ténèbres.

Un écrivain bonapartiste, Arthur Lévy, l’historien de Napoléon intime, était hanté de l’idée qu’une erreur judiciaire venait d’être commise. Il entra en relations avec Mme Dreyfus et l’engagea à faire paraître une protestation ; il l’avait rédigée lui-même non sans éloquence. Mme Dreyfus déchirait les voiles du huis clos : son mari n’a été condamné que sur une ressemblance d’écriture ; en dehors d’une seule pièce, qui a divisé les experts, il n’y a rien au dossier ; elle le jure sur la tête de ses enfants, défie toute contradiction ; qu’on lui montre une preuve du crime, et ses enfants ignoreront le nom de leur père.

Arthur Lévy faisait valoir que le silence de la famille semblait une ratification du verdict ; au contraire, ce cri d’une femme angoissera les consciences sensibles, le doute entrera dans les esprits ; les juges, les chefs, seront obligés de répondre[2].

Mathieu, sur le conseil de Demange, fit valoir de fortes objections : les esprits sont encore trop irrités ;

  1. Cass., I, 438, Monod.
  2. Il proposait d’adresser cet appel à toutes les notabilités, sénateurs, députés, membres de l’Institut, magistrats, officiers généraux et supérieurs, etc. (21 janvier.) — Vers la même époque, mon frère, Salomon Reinach, avait soumis un projet analogue au philosophe Lévy-Brühl, cousin de Dreyfus.