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L’ILE DU DIABLE


merveilleuse lâcheté vers la miséricorde[1] ». Mais, pour merveilleuse qu’elle soit, c’est une lâcheté, une faiblesse.

De là, et de sa solide éducation scientifique, procède son étonnante objectivité. Il considère ses misères, sa tragique catastrophe, comme si c’était un autre qui en était victime. Il réalise ce personnage de Tourguéneff qui, se dédoublant, se regardait, comme s’il s’agissait d’un autre, vivre, marcher, agir, et approuvait, et blâmait. Il souffrit terriblement des fièvres paludéennes, qui traversent tout le corps de décharges électriques, tordent le malade sur sa couche dans des soubresauts grotesques pareils à des sauts de carpe ; il note : « A-t-on l’air assez godiche quand on est secoué par la fièvre ? »

Il cherche à tout comprendre et, peu sentimental comme il l’est, arrive, par le raisonnement, à comprendre la beauté, surtout la force du sentiment. Ce mot de Lacordaire le frappe : « La suprême gloire est d’être aimé ; il faut donner son âme au genre humain, ou désespérer d’avoir la sienne. » Mais ce rayonnement n’est pas sur lui.

Il est, lui, toute intelligence et ramène tout à l’intelligence, même la justice : « Si tous nos grands écrivains ont voulu plus de justice, c’est que ces grands esprits étaient choqués d’un manque de logique. » Sa propre condamnation est illogique : des rapports contradictoires d’experts ne sont pas une preuve ; son crime serait sans mobile. Le verdict qui l’a frappé le révolte moins par son iniquité que par sa sottise.

D’où il tire cette conclusion que, le jour où l’ineptie du verdict sera démontrée, il n’y aura qu’une voix en

  1. Essais, livre I, ch. I.