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L’ILE DU DIABLE


centigrades dès l’aube, s’élève à 30, il s’était laissé aller à faire la sieste. Quand il s’aperçut que ce lourd sommeil nuisait à celui de ses interminables nuits, il décida de lutter contre l’envahissante fatigue et, pour la vaincre, s’obligea, pendant ces heures où tout effort de la pensée est impossible, à couvrir de dessins d’ornementation, toujours les mêmes, répétés sur chaque page de quinze à vingt fois, des centaines de feuilles de papier[1]. Les gardiens les ramassaient, les portaient au commandant qui chercha un sens à ces signes mystérieux.

Comme il continuait à souffrir d’accès violents de fièvre, le médecin lui dit de réclamer un thermomètre, afin de noter les brusques écarts de sa température. Il en demanda deux, à mercure et à alcool, les contrôla l’un par l’autre, fit des observations. Pour régler sa montre, il détermina la méridienne de son île par la méthode des hauteurs correspondantes du soleil. À cet effet, il employa comme tige le manche de son balai, qu’il dressa verticalement à l’aide d’un fil à plomb constitué avec une ficelle et un caillou. Il eut ainsi le midi vrai.

Ses résumés littéraires révèlent une observation pénétrante, sans trace aucune d’imagination. Les chefs-d’œuvre de l’esprit humain (par exemple, les drames de Shakespeare), il les analyse comme il démonterait un fusil, dans une classe d’élèves brigadiers, ou comme il décomposerait un sel, dans un laboratoire. Supposez un poète, fût-il de troisième ordre, dans un tel cadre, après une telle catastrophe : ses douleurs infinies, ses révoltes contre la force injuste des choses, ses tem-

  1. « Ces dessins exigent, chaque mois, deux mains de papier écolier. » (Jean Hess, loc. cit., 125.)