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L’ILE DU DIABLE


une brise, sous un soleil de feu, dans l’aveuglante réverbération de la mer de bronze et des rochers de basalte. Ses gardiens étaient aussi déprimés que lui ; deux d’entre eux furent obligés de partir[1].

Il était brisé par tant de secousses, les nerfs « tendus comme des cordes à violon », la chair rongée par les moustiques ; depuis quelque temps, des palpitations lui étaient venues, avec de brusques arrêts de cœur, de longs étouffements où il crut, plus d’une fois, mourir, se sentait partir, « sans souffrance ». « La machine lutte : combien de temps durera-t-elle encore ? »

La nuit, dans son cabanon, il eût voulu pleurer, mais, par honte devant l’homme de garde, avalait ses larmes. Un soldat ne doit pas pleurer, un innocent doit rester impassible. Tant qu’il restera maître de son cerveau, et, par son cerveau, de ses nerfs, il ne fléchira pas. Pour que l’homme même, le pauvre homme déchiré, la misérable bête blessée se montre à nu, il faut que la fièvre l’abatte, épuise (jusqu’à ce qu’il la renouvelle) sa dose de volonté et de résistance, détache ses mains crispées du « pilier d’airain » où elles se cramponnent. Alors seulement, dans la folie du cauchemar, il crie, appelle sa femme. Mais, plus tard, le cœur creva[2]. Le commandant l’interrogeait sur sa santé, incrédule, jusque-là, aux maux qui ne sont pas physiques. — « Bah ! dit Iago[3], à vos cris, je vous croyais blessé quelque part ! » — Dreyfus répondit : « Je me porte bien pour le moment… C’est le cœur qui est malade… Rien… » Puis, des mots inintelligibles, et, pendant un quart d’heure, il ne put que sangloter[4].

  1. Cinq Années, 151.
  2. Ibid., 170.
  3. Othello, acte II, scène III.
  4. Rennes, I, 253, Rapport de juillet 1895.


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