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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Il n’est pas seulement le plus docile des prisonniers, par raison majeure et par dignité morale, si bien que, pas une fois, il ne s’adressa en suppliant à ses gardiens ; mais il est resté soldat dans l’âme, et, encore, il est resté bourgeois, soldat qui croit en ses chefs, qui a gardé tout son respect de la discipline, et bourgeois à la mode de 1830, qui aime la liberté, mais qui honore l’autorité ; même sur ce rocher, dans son bagne, et dans le monologue de son journal, il ne conteste pas les droits classiques des fonctionnaires[1]. Il note, comme dans un rapport administratif, tel de ses geôliers qui fait correctement son service[2]. Pas un mot, pas un geste de révolte ne lui échappe. Les chefs qui l’ont livré, précipité dans cet abîme, les camarades qui l’ont accusé, les juges qui l’ont condamné contre toute justice, les bourreaux mêmes qui s’acharnent contre la loque humaine qu’il est devenu, il ne maudit personne. Dans tout ce drame, il ne voit qu’une immense erreur. Sa raison de logicien, de mathématicien, s’épuise à concevoir, à réaliser une telle déraison. Le mystère, plus que le soleil tropical, brûle son cerveau. Mais il ne suspecte la loyauté d’aucun de ses chefs. Il se croirait coupable de ne pas les croire, surtout Boisdeffre, sincères dans leur méprise, heureux de la réparer dès qu’elle leur sera démontrée. Il sentirait en lui une parcelle de l’âme fauve de Coriolan qu’il l’extirperait avec horreur. Le métier qu’il reprendra, l’uniforme qu’il revêtira encore, la croix d’honneur qui le dédommagera, l’épée qui lui sera rendue n’ont rien perdu pour lui de leur beauté.

  1. Cinq Années, 109 : « Qu’on prenne toutes les précautions possibles et imaginables pour empêcher toute évasion, c’est le droit, je dirai même le devoir strict de l’Administration. »
  2. Ibid., 156.