Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
L’ILE DU DIABLE

Quelque pieuse ingéniosité que mette Lucie Dreyfus à dissimuler l’étendue de sa détresse, il sent la douleur, la misère de tous, « percer entre chaque ligne ». Il se reproche aussitôt de lui avoir écrit, à son arrivée, des lettres « exaltées ». « Je devrais savoir souffrir tout seul, sans faire partager à ceux qui souffrent déjà assez par eux-mêmes, mes cruelles tortures[1]. » Il s’applique dès lors à la rassurer : « Ne pleure plus ; les corps peuvent fléchir sous une telle somme de chagrin, mais les âmes doivent rester fortes et vaillantes. Courage ; poursuis ton œuvre sans faiblesse, avec le sentiment de ton droit. » Il s’excuse de cette défaillance : « Qui n’aurait pas de ces coups de folie, de ces révoltes du cœur, dans une situation aussi tragique ?… Les nerfs m’ont souvent dominé, mais l’énergie morale est toujours restée entière ; elle est aujourd’hui plus grande que jamais. » Et encore : « Pardon, si je t’ai causé de la peine par mes premières lettres. J’aurais dû te cacher mes atroces souffrances… Je suis obligé de me dominer de jour comme de nuit, sans un instant de répit ou de détente, je n’ouvre jamais la bouche, et alors, tout ce qui en moi crie justice et vérité vient malgré moi sous ma plume[2]. »

Sa femme n’est pas dupe de cet héroïsme ; elle le conjure de dégonfler auprès d’elle son cœur meurtri ; c’est lui alors qui les devine, si bien que tous deux sortent également vaincus de ce combat de générosité. Tous deux, désormais, essayent de fermer les yeux sur leur misère, de comprimer leurs cœurs.

Elle lui donne longuement des nouvelles des enfants,

  1. Cinq années, 136.
  2. 27 avril, 8 et 27 mai, 2 juillet, 22 août 1895.