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L’ILE DU DIABLE


gaires ne sont pas les moins douloureuses), qui ont rempli, pendant si longtemps, le vide de son épouvantable vie.

On peut contrôler par les rapports mensuels du commandant des îles, par ceux des médecins[1], la véracité de ce testament au jour le jour. L’auteur disparaît derrière les faits ; ce sont eux qui parlent, crient, cent petits faits médiocres, misérables, autant de piqûres d’épingles lancinant l’épiderme au même endroit. Les amateurs d’émotions romantiques fermeront vite ce sévère procès-verbal ; il n’est pas pour eux. Le livre est monotone, uniforme, mais comme le fut la vie elle-même du prisonnier, où l’ennui, l’éternelle répétition des mêmes misères, à travers « les heures de plomb », dans l’attente angoissante, émouvante de la justice, s’ajoutant bout à bout, s’accumulant, s’additionnant, se multipliant, devient une pyramide écrasante, une masse lugubre, quelque chose comme l’affreuse montagne romaine, faite de tessons brisés.

« Rien. Rien. Toujours ce silence de tombe[2]. » Toutes les journées se ressemblent. Les seuls incidents sont quelque rigueur supplémentaire, une crise plus forte de fièvre, le retard ou l’arrivée du courrier. Une fois par mois, il voit passer le bateau qui vient de France, qui lui portera peut-être des nouvelles des siens, et le bateau qui part pour la France et qui fait tressaillir son cœur « à se rompre ». Et c’est tout, — jusqu’au jour où il sera mis aux fers, où la vue même de la mer lui sera interdite.

Déjà, la peine de la déportation dans une enceinte

  1. Rennes, I, 248 et suiv.
  2. Cinq années, 133. Cette expression revient presque à chaque page.