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de trois « facultés », mais de trois points de vue pris sur une seule et même humanité en action d’autonomie. Avec la tête, Pestalozzi veut désigner le pouvoir qu’à l’homme de se dégager par la réflexion du monde et de ses impressions confuses en élaborant concepts et idées. Mais l’homme demeure, en tant qu’individu situé, complètement immergé dans un monde qui ne cesse, à travers l’expérience, de solliciter sa sensibilité, et le rapproche de ses semblables dans la lutte engagée en vue de maîtriser la nature par le travail : c’est la dimension du cœur. L’homme, ainsi provoqué par ce qui est et sollicité par ce qu’il doit être, n’a d’autre issue que de se faire, à la faveur de ce conflit toujours ouvert et pleinement assumé, une œuvre de soi-même : c’est la main.

Ces trois éléments concourent ainsi à la production de la force autonome en chacun des intéressés : la part raisonnable est garante de l’universalité de la nature humaine, la part sensible de sa particularité radicale, tandis que la contradiction entre les deux libère à son tour le pouvoir proprement humain de développer une action constituant la personnalité autonome. Il faut encore noter que ce processus se développe dans son intégralité à l’intérieur du cadre de la société, dans la mesure où c’est elle qui à la fois modèle la raison humaine et fait l’objet de l’insatisfaction essentielle des intéressés.

L’instituteur et, plus en amont, le père et la mère, pour autant qu’ils se font éducateurs, occupent une position privilégiée au point de rencontre du désir sensible et de la raison sociale chez l’enfant. Ils ont, à cette période décisive, le pouvoir de favoriser le développement de la force autonome ou de l’entraver, peut-être pour toute une existence. Telle est l’immense responsabilité morale du pédagogue.

Cette responsabilité se donnera un moyen essentiel de s’exercer dans la façon dont le pédagogue, quels que soient le lieu et le temps de son action, quelle que soit la matière d’enseignement dont il a la charge, saura maintenir l’équilibre entre les trois composantes de la méthode. C’est dire qu’il ne suffit pas, à l’intérieur de l’institution scolaire, de distribuer harmonieusement les matières entre le pôle intellectuel, le pôle sensible (artistique) et le pôle technique, mais que chaque enseignant doit s’employer à mettre en œuvre, dans chacune de ses démarches pédagogiques, les trois éléments autour desquels s’articule le développement de la force autonome : le professeur d’éducation physique restera attentif à la maîtrise intellectuelle des exercices, en même temps qu’à leur répercussion sensible chez l’enfant, tandis que l’enseignant de mathématiques veillera à ne pas perdre de vue l’enracinement de sa matière dans l’existence concrète des enfants et sa mise en œuvre autonome à un moment du processus pédagogique … C’est un équilibre qui, ne cesse de répéter Pestalozzi, n’est jamais définitivement acquis et peut se rompre à chaque instant pour alimenter l’une des trois « bestialités » de la tête, du cœur et de la main.

Cette analyse ne vaut pas seulement pour les acquisitions scolaires du savoir, du savoir-faire et du savoir-sentir, mais aussi et surtout pour la marche de l’institution qui, entre la chaude cellule familiale et le monstre froid de l’État, a pour mission d’instituer la liberté autonome d’une façon vivante, réfléchie et pratique. Plutôt que d’installer les enfants dans l’illusion d’une démocratie immédiate, comme cela avait été le cas au Neuhof, Pestalozzi va s’employer, dès Stans et à travers la relation qu’il nous a laissée de sa brève expérience, à construire une humanité sociale aussi proche que possible du désir de chacun et de l’intérêt de l’ensemble, mais sans cesse appelée à se dépasser dans l’action : pauvres parmi les pauvres, les enfants de Stans se serreront pour accueillir de plus pauvres encore[1].

Il s’ensuit que le système éducatif, dans ses différentes structures, n’échappera pas à la nécessité de s’agencer d’une façon telle que l’action du pédagogue, eu égard à ce qu’il a pour mission de produire, puisse s’exercer dans un climat de liberté autonome et responsable. Chacun des rouages institutionnels devra rester au service du projet qui singularise l’action pédagogique par rapport au reste des actions humaines, un projet qui vise essentiellement l’humanité en train de se constituer sur fond d’autonomie au sein de la relation pédagogique.

  1. SW, vol. XIII, p. 1-32.