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savoir qu’on ne peut plus fondre dans un même projet l’éducation de l’homme (libre) et celle du citoyen (utilisable). Il aura eu au moins, sur tous les disciples plus ou moins fidèles de Rousseau, le mérite d’avoir tenté de réaliser l’Émile dans sa vigueur paradoxale, se mettant ainsi, le moment venu, en position de dépasser les contradictions fécondes de l’œuvre de Rousseau.

Pestalozzi dut se résoudre à assister impuissant à l’échec de son expérience dans un déchaînement d’égoïsmes. Cependant, loin de renoncer à son projet fondamental pour se soumettre sagement à la conformité sociale, il va entreprendre un remarquable effort pour enraciner envers et contre tous la volonté d’autonomie dans cette réalité sociale qui l’a d’abord rejeté, réflexion qui l’amènera à prendre encore plus clairement la mesure de l’acte éducatif, de l’éducation comme action au cœur d’une société incertaine de ses buts.


L’éducateur comme éducateur


La période qui sépare l’échec du Neuhof (1780) de la nouvelle expérience de Stans (1799) ne retient guère l’attention des analystes de l’œuvre de Pestalozzi. Elle porte pourtant la marque d’une mutation décisive de son univers intellectuel et de son action qui, des ruines de sa première expérience, va faire naître un nouveau type d’homme, et qui se pense comme tel : l’éducateur.

Cette réflexion ne cesse de s’enraciner dans l’expérience de son protagoniste. Certes, l’aventure du Neuhof l’a pour longtemps déconsidéré aux yeux des praticiens sérieux, mais l’école qu’il met en place dans son roman des années 1780, Léonard et Gertrude, puis dans la version remaniée des années 1790/92, est à chaque fois une sorte d’expérience simulée[1] ; expérience aussi que le destin dramatique de son fils Jakob, dont il avait voulu faire au Neuhof la réalisation historique d’Émile et qui, éloigné de lui après la ruine de l’institut, lui revient, un jour de 1787, brisé par des crises nerveuses et victime du paradoxe rousseauiste ; expérience encore que ce grand ébranlement sociale de 1789, réplique macrocosmique de ce qu’il avait voulu faire au Neuhof ; sa consécration, en août 1792, au titre de citoyen d’honneur de la Révolution française ; l’impossibilité où il fut mis à faire entendre sa voix de pédagogue ; sa déception enfin devant l’éclatement des égoïsmes démocratiques : c’est à travers tous ces événements une intense période de clarification qui trouve son point d’aboutissement dans le texte théorique majeur de 1797 : Mes recherches sur la marche de la nature dans le développement du genre humain.

Il n’est pas aisé de résumer en quelques lignes ce bouillonnement de réflexion. Par bonheur, on dispose d’une lettre en date du 1er octobre 1793, que Pestalozzi adresse à son confident de l’époque, Nicolovius, et où il résume, à la lumière des événements passés et présents, l’évolution qu’il est en train de vivre[2]. Il révèle ainsi qu’au plus profond de lui-même sa réflexion comme son action ont été écartelées entre deux directions opposées.

1.     Il a, raconte-t-il, d’abord été la proie inconsciente d’un « rêve d’éducation », s’alimentant à des « fautes économiques » et renvoyant en définitive à une profonde « erreur » sur le sens de l’homme. C’est toute l’affaire du Neuhof : une foi naïve dans le miracle de l’industrie en même temps que dans la capacité de l’homme de le maîtriser spontanément ; une croyance profonde en une liberté naturelle des enfants de Dieu et en la vertu d’une éducation qui se contenterait d’accompagner le mouvement de la nature.

2.     Intéressante est la façon dont il met en rapport cette première erreur avec une seconde qui l’a totalement absorbé au cours de la période suivante. Il s’emploiera désormais, avec la volonté passionnée de percer à jour cette réalité humaine qui avait eu raison de sa grande idée, à faire œuvre de pédagogie scientifique : en témoignant ces tableaux d’observation quotidienne et cette arithmétique des comportements dont il conseille et dirige la pratique chez le précepteur Petersen ; en témoigne aussi l’attitude du maître d’école Gluphi,

  1. Une traduction française de la première version est disponible aux Éditions La Baconnière, Boudry (Suisse).
  2. SB, vol. III, p. 298-302.