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poètes qui gâtent tout, qu’elle devient l’oiseau, le nuage, car cette expression forcée, au lieu d’abolir tout à fait, comme elle y prétend, notre propre individualité organique, en réveille maladroitement le souvenir. L’âme ne pourrait devenir oiseau qu’à la condition de jouer, dans le corps de l’oiseau, le rôle qu’elle joue dans son propre corps. Ainsi, elle ne serait affranchie de son propre organisme que pour être liée et limitée à un organisme étranger. Ce qui fait justement la joie des contemplations poétiques, c’est cette liberté vague de l’âme qui se mêle à toute activité et ne s’emprisonne dans aucune. Entre le mouvement cérébral qu’éveille en nous la vue des nuages flottants et cette vision elle-même, il y a évidemment une étroite correspondance, par laquelle notre âme est comme mêlée aux nuages. Le mouvement même des nuages ne prend, pour nous, un sens, de la vie, qu’à la condition que notre âme s’y unisse et y répande, en secret, son propre mouvement. On peut donc dire, en ce sens, que c’est le mouvement de notre âme qui fait le mouvement du nuage, comme il fait le mouvement de notre corps. Mais il n’y a pas un rapport organique grossier. C’est dans la sphère purement cérébrale que toutes ces relations se nouent ; et dire que l’âme devient nuage, c’est réveiller l’organisme qui dormait, c’est faire évanouir le charme délicat d’une liberté indéfinie. Mais il reste vrai que le moi n’est plus circonscrit à son propre organisme, que le cerveau, dans l’ordre même du mouvement, est beaucoup plus vaste que notre corps, et contient des richesses que le corps ne suffit point à manifester. Ainsi nous voyons peu à peu le moi s’élargir et déplacer son centre de l’organisme individuel, où il est d’abord comme enfermé, vers la liberté immense du monde.