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Elles avaient marché toute la nuit et la pluie, tombant par rafales, avait déchiré les tissus trop justes ; beaucoup étaient presque nues jusqu’à la ceinture ; quant à leurs chaussures, la boue du chemin les avait dévorées ; elles allaient nu-pieds. On les reconnaissait bien celles-là : elles boitaient.

Cela dura cinq fois vingt-quatre heures ; après quoi, appelé par ordre alphabétique, je comparus enfin devant un officier. Je ne sais ce que je lui dis je lui parlai du froid, de la faim, de la pluie et de l’enfant surtout… Il me renvoya. Le lendemain, embarqué à bord d’un train de voitures à bestiaux, je roulai vingt-deux heures ! J’avais perdu tout sentiment du jour et de la nuit. Quand je sortis de là, je ne savais si le jour se levait où si la nuit allait baisser. »[1]

Cette peinture des maux endurés par un homme permet de se figurer quel fut le lot des femmes et des enfants, dont certains et certaines séjourneront plusieurs mois dans cet enfer. Mais qu’importait aux bourreaux le sort de ces femmes et de leur portée ? « Qu’on se rassure, disait le Figaro, allant au devant d’un apitoiement possible, en pensant que toutes les maisons de tolérance de la capitale ont été ouvertes par les gardes nationaux qui les protégeaient, et que la plupart de ces dames étaient des locataires de ces établissements ». Et le Dumas fils, moraliste patenté de théâtre et d’alcôve, déclarait, trépignant sur les cadavres : « Nous ne dirons rien de leurs femelles (les compagnes des fédérés) par respect pour les femmes à qui elles ressemblent, quand elles sont mortes ». Qu’on se remémore donc en contraste la captivité exempte de tout mauvais traitement, respectueuse de la personne de ses ennemis et de leur dignité, dans laquelle la Commune avait tenu ses propres prisonniers, les otages eux-mêmes, et qu’on prononce de quel côté se trouvaient les barbares, de quel côté les civilisés ?

Combien furent-ils au total ces infortunés dont nous venons d’essayer d’évoquer le martyre ? Ici, Versailles n’a pas fui, comme pour les morts, toute précision. Les documents officiels donnent : arrêtés, hommes, 36.859 ; femmes, 1.058 : enfants, 654. Ces chiffres cependant demeurent encore assez en deçà de la vérité, sans doute, parce que le général Appert et les statisticiens militaires, ses compères, ont négligé de tenir compte des 5 ou 6.000 incarcérés qui, ayant eu la chance de pouvoir prouver leur non-participation au mouvement, ne subirent qu’une détention de minime durée. 45.000 arrestations, d’après les données diverses, sur lesquelles on peut tabler, parait une estimation plus exacte et nullement exagérée : 20.000 du 21 au 29 mai, 25.000 durant les deux mois qui suivirent. Au début, les prisonniers provenaient surtout des rafles faites sur la voie publique et des perquisitions opérées à domicile en vue soi-disant de la reddition des armes. De là les inévitables méprises, telle que celle dont fut victime le typographe du Gaulois dont nous avons relaté la triste

  1. Gaulois, 24 septembre 1871. Extrait d’un article : Quatre mois de captivité.