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de bâtons, au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville, en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions… On nous mena d’abord devant le dépôt de cavalerie, où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons ; enfin, rien n’échappait à la rage de ces énergumènes ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc.. De là, nous allâmes à la caserne des gardes de Paris. On nous fit entrer dans la cour où nous trouvâmes ces Messieurs qui nous reçurent par une bordée d’injures infâmes et qui, sur l’ordre de leurs chefs, armèrent bruyamment leurs chassepots, nous disant avec force rires, qu’ils allaient nous fusiller tous comme des chiens. C’est au milieu de l’escorte de cette vile soldatesque que nous prîmes le chemin de Satory où on nous enferma au nombre de 1.685 dans un magasin à fourrages. Epuisés de fatigue et de besoin, dans l’impossibilité de nous coucher, tellement nous étions serrés les uns contre les autres, nous passâmes là deux nuits et deux jours, debout, nous relevant à tour de rôle pour nous coucher un peu chacun sur un brin de paille humide, n’ayant d’autre nourriture qu’une croûte de pain et de l’eau infecte à boire, que Messieurs nos gardiens allaient puiser à une mare dans laquelle ils ne se gênaient pas pour faire leurs ordures. C’est épouvantable, mais c’était ainsi… »

La réaction ressaisissant l’avantage, ramenait la France aux temps ancestraux où le vaincu était piétiné, torturé dans son esprit et dans sa chair par un vainqueur bestial. Soumettre l’adversaire, le désarmer ne lui suffisait pas : il lui fallait le souffleter, lui cracher au visage, le souiller de boue et d’immondices afin qu’il apparût méprisable, abject, indigne de compassion. Picard, ministre de l’Intérieur, appliquait jusqu’au bout cette tactique abominable, quand annonçant la victoire versaillaise à la France, il disait des 1.600 infortunés prisonniers dont nous venons de rapporter le supplice : « Jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. » Parmi ces « visages ignobles », se rencontrait celui d’Élisée Reclus, le grand géographe. Sans doute, on ne peut descendre plus bas dans la scélératesse et l’ignominie que Picard et son maître Thiers ne le firent en ces jours.

Dans Paris, la consternation régnait. La Commune avait essayé de masquer la défaite, ce qui était un jeu bien vain. Tout le Paris qui n’avait pas combattu, femmes, enfants, vieillards, penché aux fortifications, dressé sur les crêtes de Montmartre, de Belleville, avait suivi les péripéties du drame. Puis la presse hostile était là, redevenue loquace et trop heureuse de ne rien laisser dans l’ombre des tristes événements. La Commune s’était retournée aussi vers les chefs incapables qui avaient engagé la partie, sans en avoir reçu l’autorisation formelle de la Commission exécutive. Mais de ces chefs, deux étaient morts