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de conférer à ce sujet avec le Roi et avec le prince Antoine, M. de Bismarck s’est renfermé dans les observations que je viens de vous indiquer en substance. En prêtant foi à la sincérité de ses paroles, il faudrait nécessairement en conclure qu’il n’a été fait aucune proposition au prince Léopold ou que, du moins, il ne l’a pas favorablement accueillie. Si Je m’en rapportais, au contraire, à l’expérience que j’ai acquise du sens qu’il convient d’attacher à son langage, j’inclinerai à croire qu’il ne m’a pas exprimé sa pensée tout entière. Je lui ai fait remarquer que le prince Léopold ne pourrait déférer au vœu des Cortès, dans le cas où elles l’acclameraient, sans l’assentiment du Roi, et que Sa Majesté aurait donc à dicter au prince la résolution qu’il devrait prendre en une pareille circonstance. M. de Bismarck l’a reconnu ; mais au lieu de m’assurer que le Roi était irrévocablement décidé à lui recommander l’abstention, il est revenu sur les périls dont serait entouré, dès son avènement, le nouveau souverain de l’Espagne.

… « Que faut-il penser de l’attitude gardée par M. de Bismarck durant notre entretien, et du langage si mesuré et si peu conforme à ses habitudes, qu’il n’a cessé de me tenir ? Considère-t-il que le prince Léopold peut être élu par les Cortès, et a-t-il pris soin de s’exprimer de manière à ne pas engager la libre résolution du Roi dans une semblable éventualité ? ou bien, s’est-il proposé uniquement de nous laisser soupçonner qu’il lui serait aisé, au besoin, de faire acclamer en Espagne un membre de la maison de Hohenzollern ? Si j’en juge par mes impressions personnelles, ces deux conjectures sont également vraisemblables. Il m’a paru tenir, en effet, à me persuader que les bruits dont nous nous entretenions n’avaient aucun fondement, mais il s’est abstenu soigneusement de me donner l’assurance formelle que le Roi ne permettra, en aucun cas, au prince Léopold d’accepter la couronne si elle lui était offerte. »

Qu’est-ce à dire, sinon que M. de Bismarck se réservait le moyen de provoquer la guerre en donnant à la France l’apparence d’être l’agresseur ? Il nous est facile, maintenant et après coup, de démêler cette trame. Il est surprenant, toutefois, que le sens de la combinaison n’ait pas apparu tout de suite aux esprits. M. Sybel, comme pour effacer les traces de la manœuvre, s’évertue à démontrer que le roi de Prusse ne pouvait pas intervenir impérieusement dans cette question : quand la branche des Hohenzollern s’était mise sous la tutelle de la famille royale, elle avait réservé son droit d’accepter au dehors des couronnes ; et c’est par un scrupule juridique que le roi Guillaume, toujours dominé par l’idée du droit, s’abstenait d’un conseil contraignant. C’est une puérile excuse, et qui atteste seulement le trouble secret de conscience de l’historien qui ne veut pas s’avouer à lui-même que M. de Bismarck a, par une longue machination, préparé la guerre. Le roi et M. de Bismarck savaient bien que c’était une question politique qui était posée. Comment un homme comme M. Sybel a-t-il l’enfantillage de le contester ? et qui espérait-il tromper