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toujours là où ils se souviennent d’avoir été frappés au cœur. Et quelle nation leur a porté le coup ? Quelle nation les a conquis et les a tenus sous le joug ? La France de 1806 à 1814. Aussi est-ce toujours contre la France qu’ils s’arment et se mettent en défense, même quand ils n’en ont aucun sujet… » Comment donc la France se prémunira-t-elle contre le péril que lui fait courir l’hostilité profonde et l’incurable défiance de l’Allemagne constituée ? Chercherons-nous le salut dans des alliances ? Coaliserons-nous notre dépit avec la rancune des vaincus de Sadowa ? « Nous unirons-nous à l’Autriche ? Ce serait épouser la défaite méritée. » Ou bien chercherons-nous à nous consoler par de sordides et iniques compensations territoriales ? « Irons-nous, comme quelques-uns nous le conseillent, nous ruer sur la Suisse, sur la Belgique, c’est-à-dire sur les petits peuples désarmés qui nous entourent, et prendre sur eux notre revanche du tort que les puissants nous ont fait ? » Quelles généreuses compensations ! quel beau couronnement à nos idées de justice ! Ce serait là, sans doute, notre nouveau 89. Mais ces petits peuples répugnent à une communauté d’avenir avec nous. Ils se sont fait une vie propre, nationale, distincte de la nôtre. Où est l’avantage pour nous de nous donner, par la force, des membres morts ?

D’ailleurs, ce qu’il y a de nouveau dans le monde ce n’est pas une formation territoriale plus vaste à quoi il pourra être fait équilibre par des remaniements territoriaux ; c’est l’avènement d’une force morale, d’une conscience nationale : « Considérez que le changement qui s’accomplit de l’autre côté du Rhin ne consiste pas dans l’acquisition de terres nouvelles ; il consiste principalement dans l’essor de l’esprit national, dans la création subite d’un nouvel être moral, la patrie allemande. Ceux qui ont été vaincus se disent qu’après tout ils l’ont été par des compatriotes ; les blessures reçues portent ainsi leur guérison avec elles-mêmes. Il ne s’agit pas de conquêtes purement matérielles comme dans les temps ordinaires. Mais les membres épars d’un même corps se réunissent et s’animent d’une même vie. Il en résulte une force immense et cette force se développe chez des peuples dont il est aisé d’exciter les ressentiments contre nous. La balance de la civilisation oscille en ce moment, ou plutôt elle penche brusquement du côté de l’Allemagne.

« Que mettrons-nous donc dans l’autre plateau pour rétablir au moins l’équilibre ? L’épée de Brennus n’y suffirait plus. Quelques enclaves de la rive gauche du Rhin ? Saarbrück ou Luxembourg ? Il a suffi de prononcer quelques noms de villages pour éveiller un long cri du Rhin à l’Elbe. D’ailleurs, encore une fois, l’Allemagne grandit en ce moment par une idée commune à tous les Allemands, concertée depuis le commencement de ce siècle, poursuivie sous les formes les plus opposées, enfin obtenue et réalisée ou près de l’être : la Patrie, l’Unité et la Nationalité. Il s’agit de faire contre-poids à cette pensée par une autre pensée également ajournée, toujours convoitée, toujours reprise, et qui est pour la France ce que l’unité est pour l’Allemagne. Dites si vous en voyez