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dans le mouvement allemand. M. de Cavour avait gouverné avec son Parlement, avec l’opinion, avec la nation. Il n’y avait pas eu, entre lui et la Chambre, le long conflit constitutionnel qui a précédé, en Prusse, la crise de 1866 ; bien mieux, il avait pour coopérateurs secrets, les républicains, les révolutionnaires de l’Italie. Il les désavouait, parfois même les brutalisait, mais de leur consentement, et le peuple italien n’était pas dupe du manège ; il savait qu’il allait à l’unité avec toutes ses forces : celles de la monarchie, celles de la Révolution ; l’Italie unie se débrouillerait ensuite. Au contraire, l’âpre souci de réaliser l’unité allemande, sous la discipline d’une monarchie autoritaire, avait induit M. de Bismarck à violenter le Parlement prussien. Entre les libéraux et lui, il y avait eu désaccord profond sur les moyens de réaliser l’unité allemande, M. de Bismarck voulait recourir à la force militaire, le Parlement croyait à l’efficacité d’une propagande allemande de libéralisme et de démocratie. Le succès avait glorifié la tactique de M. de Bismarck, mais humilié la moitié de l’âme des libéraux : leur patriotisme allemand était exalté et se réjouissait, leur libéralisme était meurtri ; et les républicains français s’exagéraient encore l’amertume de cette demi-défaite des nationaux-libéraux. De là, contre l’œuvre prussienne et bismarckienne, un surcroît de défiance et d’hostilité.

Et quelle occasion pour eux de discréditer, d’abaisser l’Empire, et de quel héroïsme de pensée il aurait fallu qu’ils fussent capables, de quelle abnégation surhumaine pour résister d’emblée à la tentation d’accabler le César équivoque sous le poids de ses déconvenues ! Ce n’est pas seulement au nom de « l’ordre social » menacé qu’il avait traîtreusement assailli la République, opprimé la liberté, fusillé ou déporté ou bâillonné les citoyens les meilleurs. Il avait abusé contre la France de son vieil instinct de gloire, des souvenirs enivrants de primauté qui troublaient encore les consciences les plus sobres, des promesses de grandeurs que le nom seul de Napoléon suggérait aux âmes. Ah ! la race maudite, qui avait coupé en deux l’âme de la France révolutionnaire et qui avait tourné contre la passion de la liberté la passion de la grandeur. Depuis des années, « le Bonaparte » avait pu jouer ce jeu perfide. Qui pouvait s’opposer à son entreprise de Crimée ? Il allait humilier ces Russes, ces Cosaques qui étaient pour les républicains le symbole même de la contre-révolution européenne. Qui pouvait lui faire grief de sa campagne d’Italie ? son seul crime fut de s’arrêter et d’arrêter le peuple italien avant qu’il ait pris Venise, avant qu’il ait pris Rome. Malgré tout, Magenta et Solférino avaient, même sous l’ombre du César louche, bataillé pour la démocratie, pour la liberté, pour l’avenir. L’aventurier ne laissera-t-il donc pas tomber son masque ? Et quand donc pourra-t-on le souffleter au visage sans que la main hésite devant une caricature de Révolution ? Or, voici que lui, l’homme des nationalités, il laisse écraser la petite et vaillante nation danoise. Voici que lui, l’homme du prestige et de la force, il laisse grandir, non pas l’Allemagne mais une Prusse casquée et bottée qui foule les libertés allemandes. Voici que lui, qui se flattait de mener la