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Car il faut descendre plus bas encore dans cet enfer : après le cercle de l’esclavage parlementaire, et celui de la presse, voici les agissements de l’administration et de la police contre les personnes, voici les atteintes à la liberté de conscience, voici la persécution individuelle.

Il suffisait, à cette époque, d’une conversation politique pour être arrêté comme suspect. L’administration n’avait à craindre aucune publicité ; elle disposait arbitrairement de la liberté de tous. Lorsque l’Empereur devait passer dans une ville, on incarcérait à l’avance tous les hommes suspects de républicanisme. Les habitudes, prises par les agents du pouvoir au lendemain du coup d’État, ne pouvaient point se perdre tout de suite. Jusque dans leurs salons, les républicains étaient surveillés, et leurs confidences réciproques leur attiraient parfois des désagréments. Les espions étaient partout. Arsène Houssaye fit afficher, dans le foyer de la Comédie-Française, un avis par lequel il invitait formellement les personnes admises au foyer à se priver désormais de toute conversation qui aurait trait aux affaires du gouvernement. Et l’anecdote est célèbre de l’acteur comique Grassot, qui fut arrêté pour avoir dit dans un café où on le faisait attendre : « C’est donc ici comme à Sébastopol, on ne peut rien prendre ».

Dans leur vie privée, dans leurs fonctions ou leurs métiers, le gouvernement savait atteindre tous ses ennemis « dangereux ». Officiers ministériels, les hommes « des partis hostiles » avaient à craindre les censures et les destitutions. Négociants, ils se trouvaient boycottés ; artisans, ils ne trouvaient plus d’ouvrage ; médecins, ils étaient délaissés de leur clientèle ; tant était puissant le mot d’ordre venu de l’autorité. Et il est inutile de dire que tous les patrons prudents n’avaient jamais de travail pour les chômeurs républicains ou soupçonnés de l’être.

Enfin, pour préserver les générations nouvelles, pour faire de tous les jeunes les zélés admirateurs de la puissance impériale, l’Université, soigneusement épurée, devait être soumise à une étroite surveillance. C’était ici, contre les tendances libérales du grand corps, si fortement constitué par la monarchie de juillet, que l’alliance du parti de l’ordre et du gouvernement de l’ordre, l’alliance des cléricaux et de l’homme de décembre, devait se montrer le plus efficace. Les professeurs devaient prêter serment ; beaucoup de républicains s’y refusèrent noblement ; ils étaient révocables par arrêté, sans recours. De 1851 à 1856, ce fut le temps du fameux ministère Fortoul. Le cours de logique remplaça dans les lycées le cours de philosophie. l’enseignement religieux, inspecté par l’évèque diocésain ou ses délégués, devint obligatoire pour tous les internes. En 1854. le ministre se félicita d’avoir rétabli, comme au Moyen-Age, le trivium et le quadrivium. Les habitudes militaires, que le premier Empire avait introduites dans le régime des lycées, étaient naturellement entretenues, exagérées. Ce fut le temps où les mêmes exercices devaient se faire à la même heure dans toutes les classes de France, le temps où les professeurs recevaient l’ordre de raser leur moustache pour