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faut tout de suite ». M. de Morny, pour d’autres raisons, pensa que le moment était opportun.

Vers deux heures, les troupes commencèrent leur mouvement. Le général Magnan avait l’ordre d’enlever les barricades, mais aussi « de frapper ferme du côté des boulevards » sur les gants jaunes. Devant le Gymnase, puis rue Saint-Denis, les barricades furent enlevées. Les républicains subirent des pertes cruelles ; les uns furent tués en combattant ; les autres furent pris, et quelques-uns, on peut le croire, fusillés sur le champ. Tous les quartiers barricadés furent cernés, méthodiquement envahis par la troupe.

Cependant, vers trois heures, la fusillade balaya les boulevards. Pour quelle cause ? Contre quels ennemis ? L’histoire ne l’a point clairement établi : les historiens bonapartistes ont été sobres de détails ; les autres, plus tard, ont eu du mal à rétablir la vérité. On a su depuis (c’est le Dr Véron qui l’a écrit dans ses Mémoires d’un bourgeois de Paris, VI, 208-209) que M, de Morny télégraphia au général Magnan : « Je vais faire fermer les clubs des boulevards. Frappez ferme de ce côté ». Ces faits sont les suivants, tels du moins que des observateurs impartiaux ont permis de les rétablir.

A trois heures, les troupes stationnaient ou défilaient lentement sur les boulevards. Une foule curieuse, peu sympathique, les entourait ; quelques cris hostiles, des rires moqueurs, des lazzi à leur adresse ou à celle du président, c’était tout, pourtant ! Mais les soldats étaient montés ; les souvenirs de Juin, de la terrible « guerre des fenêtres » les hantaient ; ils étaient nerveux : la nourriture plus abondante, les boissons distribuées entraient, sans doute, pour quelque part, dans cet état de surexcitation. A un moment, quelques coups de feu furent tirés, vers la tête de colonne, boulevard Bonne-Nouvelle. Par qui ? On ne l’a jamais su. Il faut seulement rappeler que la tête des troupes se trouvait, comme dit Ténot, en pays ennemi : on venait de se battre vers la porte Saint-Denis… Alors, brusquement, au bruit de ces coups de feu, les premiers pelotons ripostent ; « la masse est frappée comme d’une commotion électrique. Plus de doute pour les soldats : c’est la guerre des croisées qui commence ! Et peloton par peloton, ils font feu, les uns après les autres, sur les groupes qui stationnent, sur les spectateurs des balcons et des fenêtres, criblant de balles ces ennemis imaginaires ! » Ce fut, dit un témoin anglais, comme « une lance de flamme ondulante » à travers les boulevards. La foule épouvantée, sous cette grêle de balles, s’enfuit, cherchant un refuge, vers les rues adjacentes, vers les portes des maisons. Quelques officiers tentaient d’arrêter le désastre ; ils n’étaient plus maîtres de leurs soldats. Cela dura un quart d’heure, vingt minutes. La plupart des troupes d’infanterie (c’était la brigade Canrobert) défilèrent alors par le faubourg Saint-Martin. Des coups de feu isolés retentirent ensuite : les derniers soldats qui occupaient les boulevards en défendaient la solitude contre