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De longues et minutieuses recherches permettront certainement un jour de recueillir les traits épars qui attesteront ces survivances ; ceux, que dès maintenant nous avons pu réunir, laisseront deviner au moins l’état de la pensée socialiste en ces années-là.

État lamentable s’il en fut jamais ! Les socialistes dispersés en petits groupes par tous pays ne savent pour ainsi dire plus rien des réalités sociales. Selon la forte parole de Marx, au moment où il se retirait, en septembre 1850, du comité central de la société communiste allemande de Londres, « au lieu que ce soient les rapports véritables, c’est la simple volonté qui devient alors le moteur de la révolution… Comme les démocrates, les socialistes substituent à l’évolution révolutionnaire la phrase révolutionnaire ». Les hommes de pensée et de science, Marx, Engels, Proudhon, étudient, observent, dans la retraite, dans l’isolement ; mais jusqu’en 1864, ils n’ont pas d’influence ; ils ne connaissent plus la joie sublime d’exprimer quotidiennement leur pensée dans l’action, de voir, comme disait encore Marx, « la théorie, s’emparant des foules, devenir force matérielle ». Les conceptions différentes, qui naguère encore exprimaient les aspirations des différentes classes, ne sont plus que les dogmes de petites sectes qui maintiennent péniblement leur vie, ou comme les anciennes sectes protestantes, lors des révolutions anglaises vont chercher Outre-Mer le monde nouveau. C’est le moment des expériences de Nauvoo et du Texas : Cabet et ses disciples sont partis à la recherche de l’Icarie ; Considérant et Cantagrel expérimentent le phalanstère. Cependant que les enfants perdus de la pensée socialistes, exaspérés des injustices sociales, désemparés et brisés, ne rêvent plus que vengeance et sang. Dans les sociétés obscures et exaltées de l’exil, Cœurderoy appelle de ses vœux l’invasion de Cosaques qui régénérera l’Occident, tandis que Déjacque conseille d’égorger, de voler, d’empoisonner et d’incendier, par groupes de trois ou quatre, pour faire enfin table rase et préparer l’Harmonie.

La pensée cohérente et continue des petits groupes socialistes ne peut plus s’entretenir ni se renouveler dans les profondeurs de la vie populaire ; elle semble définitivement s’étioler et se corrompre dans les misérables groupements de Londres.

Mais, en est-il de même en France ? — Ici encore sans doute quelques-uns demeurent fidèles à leur vieille foi. Si les Saint-Simoniens sont au pouvoir, quelques Fouriéristes poursuivent obscurément leur propagande et se passionnent pour l’expérience lointaine tentée par leurs frères. En 1855, nous voyons que l’administration s’inquiéta du recrutement, tenté en Indre-et-Loire, d’émigrants pour le Texas (BB 30/416). Au début de 1856, la propagande icarienne faite de Paris, par Beluze, le gendre de Cabet, amena des perquisitions et des enquêtes sur plusieurs points du territoire. Le procureur de Besançon signala le colportage de brochures de Cabet, dans tout le ressort ; de petits groupes furent découverts à Montbéliard, à Arbois, à