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grands projets du Mémorial sont de nouveau rappelés. La nation française ne voudra-t-elle plus les réaliser ? Le branle est donné aux imaginations : bien des républicains rêvent de nouveau de la France initiatrice, civilisatrice, protectrice, de la France arbitre du monde, en possession de ses frontières naturelles, délivrée des traités de 1815, vengée de Waterloo, rendant aux peuples la liberté, remaniant la carte de l’Europe.

A la fin d’avril, enfin, lorsqu’en dépit des efforts de l’Angleterre et du projet universellement accepté d’un Congrès, les provocations de l’Autriche rendirent joie et vigueur à M. de Cavour, lorsque la guerre parut inévitable, Napoléon III avait derrière lui pour cette entreprise la majeure partie des républicains. Cette fois, les opposants, même irréductibles, allaient se trouver d’accord avec le gouvernement !

Ce fut à cette occasion que le petit groupe des Cinq, des cinq députés républicains du Corps législatif, Ollivier, Darimon, Hénon, — élus en 1857, — Picard, Jules Favre, élus en avril 1858, fit sa véritable entrée dans l’histoire du régime. Jusque-là, en dépit de leurs talents, d’autant plus remarquables parmi les médiocrités de cette Chambre, ils n’avaient exercé qu’une action bien minime. Les huissiers les avaient parqués sur les bancs les plus élevés de l’extrême-gauche. Dans cette atmosphère d’hostilité et de suspicion, au-delà de laquelle leur voix ne pouvait retentir, toute action semblait condamnée à être inefficace ; et leurs interventions modestes en faveur des libertés publiques étaient souvent sans résultat. Jusqu’en 1859, les Cinq avaient pris rarement la parole.

A la séance du 30 avril 1859, devant un auditoire si malveillant que M. de Morny dut réclamer le silence, Jules Favre, pour la première fois demanda la parole. Il décrivit la domination de violence établie par l’Autriche en Italie, l’oppression de toutes les tyrannies de la péninsule, l’intolérance brutale du gouvernement pontifical restauré par la France en 1849. Il déclara que la guerre lui donnait satisfaction, si elle devait chasser les Autrichiens d’Italie, si elle devait aboutir par l’élan du peuple au renversement de toutes les dynasties. Mais le gouvernement pouvait-il donner la certitude qu’il ne rétablirait pas ces dynasties ? « Si le gouvernement des cardinaux est brisé, l’Empire versera-t-il le sang des Romains pour le relever ? » C’est la question que pose Jules Favre, comme s’il pressentait déjà où l’Empereur, allié des catholiques à l’intérieur, et faisant la guerre contre leur gré, va bientôt s’arrêter. Mais l’aide, apportée au Piémont, apportée à l’Italie pour son indépendance, l’enthousiasme. « Je dis, conclut-il, qu’entre vous et nous, sur la politique intérieure, il n’y a aucun pacte possible. Mais, si vous voulez détruire le despotisme autrichien, délivrer l’Italie de ses atteintes, mon cœur, mon sang, tout mon être sont à vous ; me réservant seulement, après la victoire, de demander au triomphateur compte des principes éternels qui auront fait sa force au dehors, et qui feront la nôtre contre lui au dedans, s’il ne rend pas à son peuple la liberté qu’il aura restaurée chez une nation amie. »