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but ? Pour gouverner, dominer, pétrir l’humanité vivante, sans même songer que le débile héritier de ses convoitises ne pourrait garder ce patrimoine disparate contre les haines légitimes des peuples spoliés.

Le mal qu’il a causé, qu’il cause encore est insondable. Le mal, c’est d’abord les ressources de la France dispersées au vent, son labeur suspendu ou rançonné, des milliards et des milliards inscrits à la dette, grevant le budget, et après tout, testament de tant de victoires inutiles, la France rendue plus petite qu’il ne l’avait trouvée.

Le mal, ce sont, tant d’hommes sacrifiés, toutes ces moissons de jeunesse et de virilité levées pour l’amour, la tendresse, la joie, l’action, le travail, la vie, qu’il a fauchées en tous pays.

Le mal, c’est, par la fatalité de son nom et l’éblouissement d’une légende forgée par des ouvriers inconscients de la servitude, le triste neveu qui ne put usurper son génie et laissa la France plus petite encore, meurtrie, de telles dettes de milliards que notre budget est écrasé et que les ressources sont pauvres et rares qui doivent payer les dépenses démocratiques et les créations sociales.

Et nous serions tentés de dire que ce mal matériel si profond n’égale pas le mal moral qui par cette famille ronge le pays. Grâce à elle, grâce au premier du nom, la France se crut la première et la seule nation civilisée, dédaignant autour d’elle tous les progrès et tous les efforts, trop confiante, en proie à l’illusion ; et voilà le châtiment, c’est que maintenant elle est tombée à la défiance d’elle-même.

Quelques-uns, qui sont trop, lui disent que, victime de la force, elle ne doit croire qu’en la force, que le droit dont elle fut l’artisan souverain est une chimère, qu’elle doit répudier l’idéalisme abstrait de la Révolution pour se repaître d’avantages positifs dans un matérialisme égoïste, que les autres peuples lui sont des ennemis, que la fraternité humaine est un rêve ou une trahison… Les caisses vides se remplissent, la vie humaine ne se tarit pas, mais l’âme d’un peuple corrodée et corrompue, voilà le crime contre lequel les colères sont vaines, car elles ne peuvent être à sa mesure. Il faut pour l’expier, en réparer les conséquences, de la patience, du courage, et que l’éducation du peuple soit complète et incessante.

Ah ! que les prolétaires se disent et se répètent cette histoire maudite, et qu’ils n’oublient pas que tout, — même un lambeau de liberté, un appât d’égalité, une promesse de justice, tout, même une ombre de parlementarisme, un oripeau de République, même le gouvernement d’une faction civile rétrograde et pesante, que tout vaut mieux que l’insolence de l’oligarchie militaire, qu’elle soit représentée par un groupe ou par un individu !