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Bruxelles, Il allait surprendre Blücher. Qui a prévenu ce dernier ? La défection de Bourmont. Or, malgré tout, n’était-ce pas là un acte exceptionnel ? Il a enfermé Blücher dans Ligny et l’y a battu. Qui l’a empêché de l’achever ? L’inertie de Ney qui s’arrête devant les Quatre-Bras. On lui a reproché de n’avoir le lendemain engagé l’action qu’à onze heures, trop tard, et on a fait remarquer que si la bataille avait commencé plus tôt, Wellington eût été écrasé plus tôt ; avant l’arrivée de Blücher. Les historiens oublient que la pluie tombait à flots, et que si le temps eût permis un engagement plus matinal, Bulow et Blücher, qui furent retenus par l’état des routes, eux aussi, seraient arrivés plus tôt. La bataille se livre, que manque-t-il pour achever les Anglais ? Grouchy. L’inertie de Ney, la veille, celle de Grouchy, le lendemain, étaient-ce là des faits normaux et qui pussent rentrer dans les prévisions du général en chef ? Jusqu’au bout, sur le terrain de la stratégie, l’empereur est demeuré un joueur impeccable, et le désastre est dû à la défection de Bourmont, à la mollesse de Ney, à l’incertitude de Grouchy !

Mais les fautes de ces deux derniers étaient des fautes professionnelles et si le regard veut aller plus haut il découvre une responsabilité définitive, celle de l’empereur, militairement indemne, moralement, humainement coupable. Si Ney, aux Quatre-Bras, Ney dont l’ardeur et l’audace croissaient toujours avec le péril, a perdu tant d’heures, c’est que le moment était venu, pour lui et pour ses camarades, de la lassitude. La guerre leur était une corvée et non plus une joie. Chargés de titres, de majorats, de dotation, ivres de gloire, ils s’étaient amollis et Ney avec eux et comme eux. Aucun n’avait plus d’intérêt aux succès de l’empereur. Et, si Grouchy n’a pas marché vers le combat, c’est qu’il attendait des ordres précis. Napoléon avait toujours tout accompli par lui-même, tout concentré dans sa main puissante, et par là il avait habitué ses généraux à ne plus voir, à ne plus penser. Vienne l’heure de l’action et de l’initiative et la volonté si souvent annulée se refusera ! Aussi Napoléon est responsable et avec lui son système de gouvernement. Pour avoir méprisé, abaissé, flétri l’humanité, avoir voulu la gouverner uniquement par la corruption et la servitude, pour n’avoir désiré que des hochets et des instruments, Napoléon a succombé sur le champ de bataille de Waterloo. Le despotisme mourut de ses excès et ce sont certes deux sentiments très conciliables que ceux qui animent les hommes libres, à la vue de ce spectacle, quand ils pleurent sur une défaite nationale tout en se réjouissant de la défaite impériale.

Que serait-il arrivé si Napoléon eût été vainqueur ? La question, souvent posée, n’est pas, comme on l’a dit, insoluble : il eût été vaincu. Certes, s’il avait écrasé Blücher à Ligny et Wellington sur la route de Bruxelles, ou tous deux ensemble à Waterloo, il eût jeté la terreur sur les trônes, mais aussi l’exaspération et le désespoir qui font consentir à toutes les résistances. Or, Alexandre et Schwartzenberg, avec deux armées toutes fraîches, arrivaient.