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petite bourgeoisie qui trafique, vend, transige, s’occupe, ce sont les intérêts des paysans qui, d’un seul coup, sont ébranlés. Le Gouvernement propose à la Chambre un projet de loi tendant à restituer leurs biens non encore vendus à une série d’émigrés. Cette restitution, lésait l’État seul qui perdait par là un revenu annuel de neuf millions, à un moment où le baron Louis avouait dans le premier budget de la Restauration un arriéré de 754 millions à payer, legs de l’Empire, avec des recettes minimes et précaires pour y faire face. Déjà, d’ailleurs, la Convention, après le 9 thermidor, et le Directoire, et le Consulat, et l’Empire avaient agi de même. Ce ne fut donc pas le projet qui porta atteinte à tous ces intérêts, mais le scandaleux discours du représentant du Gouvernement, Ferrand, qui annonça que cette mesure était un commencement, qu’il faudrait qu’un jour vienne où la restitution soit complète au profit des bons Français qui avaient suivi l’émigration. La cynique insolence de l’orateur royal jeta la consternation parmi les amis intelligents du régime : la Chambre donna mandat à son commissaire Didret de repousser vivement, non le projet, mais les considérants. Mais la menace était faite : sans compter qu’à la cour des Pairs qui, après la Chambre, adoptait le projet, Macdonald déposait un amendement, non discuté, mais qui posait le principe des restitutions par voie d’indemnité et qui fut le germe du milliard des Émigrés.

En vain Chateaubriand, qui avait été un des artisans de ce régime, le suppliait-il de ne pas s’attacher au cadavre de la monarchie ; des sarcasmes venaient le souffleter, et la folie continuait. Après les intérêts matériels, ce furent les intérêts moraux. Un projet de loi sur la presse n’exemptait de la censure que les publications qui avaient plus de trente feuilles, et soumettait toute publication de journal à l’autorisation royale. Cette fois, la Chambre refusa d’accéder à ce projet dont Royer-Collard avait rêvé de faire la cuirasse du régime nouveau. Il fallut que le ministère acceptât de réduire de trente à vingt le nombre des feuilles qui échapperaient à la censure et de déclarer que cette loi, organique, au début, serait provisoire et ne durerait que jusqu’en 1816. Tous ces débats, d’ailleurs médiocres, où les orateurs se suivaient sans se répondre, lisant leur discours, n’eurent aucun retentissement ; mais le pays les supportait mal, et, divisé contre lui-même, excité par les émigrés dont l’insolence s’était accrue et qui trouvaient sans vigueur ce gouvernement, effrayé par les menaces d’expropriations prochaines et de prochaines expiations, il se demandait déjà ce qu’il avait gagné à la chute de l’Empire. De plus, les mêmes impôts, et la conscription, cette plaie du Premier Empire, demeuraient. Le comte d’Artois avait bien promis, en effet, leur suppression, et la Déclaration du 2 mai avait bien souscrit à cette promesse ; mais la réalité était là.

Une autre réalité, plus dure : Louis XVIII avait signé le honteux traité du 30 mai où il avait d’ailleurs été entraîné par son frère, lequel y avait été