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cette réponse même, se mettait à l’abri. Ces généraux connaissaient Napoléon ; ils savaient que sa main serait prompte à châtier les fautes : ils résolurent, eux aussi, de se mettre à l’abri. Le soir, le général Souham réunit chez lui les généraux, les colonels, et la soirée se prolonge au milieu des libations. On avertit les chefs qu’il va falloir partir, mais en leur laissant croire qu’il s’agit d’un mouvement contre l’ennemi. Dans la nuit, les troupes s’ébranlent et, conduites par des chefs inconscients ou complices, quittent leurs quartiers.

Le colonel Fabvier voulut s’interposer, et, aide de camp de l’empereur, essaya de retenir ces troupes : les généraux lui firent sentir avec hauteur la différence des grades et des responsabilités. Le 6e corps s’ébranle, croyant marcher à l’ennemi. Aux premières lueurs de l’aube, il s’aperçut de la surprise : il était tout entier enveloppé de soldats russes qui lui présentaient les armes et qui empêchaient toute velléité de révolte. Seul, un régiment de dragons, sous les ordres d’Ordener, résista. Il fallut Marmont pour le ramener.

Napoléon fut incrédule aux premières nouvelles lui rapportant cette défection. Quand il ne put douter, il laissa tomber d’amères paroles sur le maréchal qu’il avait comblé. Puis il fit une proclamation véhémente, adressée à l’armée, où les répliques incisives au vote du Sénat et à ses commentaires rendent pour les sénateurs et pour lui la flétrissure identique. Il leur reprochait leur abaissement. De quel droit puisqu’il en était l’artisan et le bénéficiaire ? Terrible et naïve déception de la tyrannie, cherchant, quand elle s’écroule, des hommes et ne trouvant que des courtisans !

Les maréchaux revinrent. Leur dur langage ne lui laissa plus d’espoir ; cette fois, il fallait aux terreurs calmées de la capitale une abdication pure et simple : en vain, l’empereur s’emporta. Était-il vaincu vraiment et sans troupes ? Il énumérait les détachements et les soldats et parvenait à un total égal à une armée. La France restait suspendue à son prestige et habituée à ses miracles, et, après elle, l’Italie, terre où les premiers sourires de la gloire avaient récompensé et excité ses ambitions… Mais cette évocation brûlante, ces paroles d’espoir, ce rêve de grandeur, rien n’émouvait les interlocuteur. Plus que lui, sans doute, ils se rendaient compte de la vanité du projet : ils sentaient la France épuisée et, avec raison, tenaient pour dérisoire une armée évoluant au milieu d’un peuple lassé. Eux aussi connaissaient la lassitude des guerres sans fin. Ils se turent ; tristement l’empereur signa l’abdication définitive de la famille.

Les maréchaux l’emportèrent. La nuit qui suivit ce lourd sacrifice fut troublée à Fontainebleau par des appels épouvantés. Dans cette solitude sonore, ils ne risquaient pas d’émouvoir beaucoup de cœurs, car le vide s’était fait autour de cette chute colossale. Napoléon, pâle et tremblant, à demi étendu sur un canapé, donnait tous les signes de l’homme que la mort a failli briser. On a rapporté qu’il avait bu du poison à lui remis pendant la