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C’est l’égalité dans les rapports politiques et économiques. C’est surtout la condamnation formelle de la liberté, envisagée comme le droit de ne rien faire, de faire le mal. La force avec laquelle Saint-Simon enchaîne l’homme au travail le rattache plus encore au socialisme, qui réclame précisément que le pouvoir soit dérobé à ceux que leur paresse enrichit[1]. L’aspect sous lequel le travail apparaît à Saint-Simon s’est modifié dans son esprit. Tout au début, le travail n’était que l’obligation naturelle et primordiale qui rattachait l’homme à la vie. C’était, pour lui, pour son œuvre, pour son devoir satisfait qu’il devait travailler. Cette conception s’est élargie avec le temps. Saint-Simon a vu les hommes, tels qu’ils sont, enchaînés au passé, à l’avenir, dépositaires passagers de l’œuvre du temps. Il a eu la noble vision d’une humanité laborieuse, et qui travaille non seulement pour subsister, mais pour s’améliorer, pour agrandir le patrimoine, refouler l’horizon, conquérir sur le néant un peu de vie. Le travail n’est plus pour lui un devoir individuel, mais un devoir social ; l’idée de la solidarité humaine se lève.

Déjà en 1814, frappé de tous les maux de la guerre, il avait émis, dans la Réorganisation de la Société européenne, la pensée supérieure d’un Parlement européen chargé d’élucider « les intérêts communs de la société européenne ». C’était la protestation contre la guerre, et elle était générale. C’était plus, c’était l’organisation de la paix, sa permanence, la sécurité rétablie sur les frontières mouvantes. Sans doute, imprégné des préjugés du temps, et peut-être aussi pour atténuer la hardiesse de cette idée, il fixe à 25,000 francs de rente le cens de l’éligibilité pour les députés de ce Parlement, mais le cens eût disparu, l’Assemblée fût demeurée, et cet internationalisme réformateur et pacifique eût mis fin au choc des épées entremêlées pour l’hécatombe.

En 1825 allait être fondé le journal le Producteur, destiné à répandre la doctrine saint-simonienne. Mais la mort surprit, pour le confier au repos, l’ouvrier sur sa tâche. Saint-Simon mourut au mois de mai 1825. Surgi d’une famille féodale, petit-neveu du duc célèbre qui se fit le défenseur de l’aristocratie, fils adoptif de la démocratie, il déserta la noblesse pour venir au peuple souffrant. Des disciples, des amis très rares suivirent jusqu’à la tombe ce convoi qui traversa les rues, sous le regard indifférent des hommes.

Mais l’idée demeure. Olinde, Rodrigues, Léon Halévy, Duvergier, Bailly étaient les premiers amis de la première pensée avec Augustin Thierry et Auguste Comte ; Enfantin et Bazard se joignirent à ce groupe et l’École saint-simonienne ouvrit ses portes aux adhérents, en même temps

  1. En 1819, dans un journal, l’Organisateur, Saint-Simon avait appliqué cette pensée aux princes et à la cour, en mettant en balance ce que coûterait au pays la disparition de ces princes ou celle de savants et de travailleurs. Poursuivi en cour d’assises, il fut acquitté.