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et les Bourbons. Napoléon était un maître trop rude, dont l’œil et les mains étaient partout, qui ne lui offrait aucune sécurité, qui l’eût frappé déjà, si l’âge n’avait substitué en lui à l’activité de la jeunesse une sorte de nervosité impuissante. Donc, pas de Napoléon. Certes, les Bourbons étaient des maîtres plus doux. Leur médiocrité était à Talleyrand la garantie de son influence. Mais comment l’accueillerait-on, lui, l’évêque renégat, qui avait dit la messe sur l’autel de la Fédération, était devenu le serviteur éclatant de « l’usurpateur »  ? Donc, pas de Bourbons ! Mais ce n’était pas la haine qui le poussait. Tous les sentiments extrêmes étaient inconnus de cette conscience en qui l’analyse ne peut descendre sans risquer de se perdre au néant. L’intérêt était sa seule loi. Or, l’intérêt, son intérêt, le voici : c’était d’aider à une régence. Entre Marie-Louise, rivée à Paris par sa couronne, mais rattachée à Vienne par son cœur et ses intérêts, et un enfant débile, le souple diplomate posséderait tout le pouvoir, le pouvoir dans ses réalités, dans ses profits, et, fatigué d’être le second à Rome, il devenait le premier partout… C’étaient là ses projets ; il avait essayé de retenir l’impératrice à Paris, sentant bien que, elle absente, l’établissement de la régence devenait difficile. Il avait fait effort pour obvier à cette faute qui avait entraîné parmi les défenseurs de la ville le désarroi et sonné le glas de l’empire. Vaincu par Joseph, il avait refusé de suivre l’impératrice, comme l’ordre de l’empereur le lui enjoignait, et, afin de se soustraire à la puissante colère du maître, avait feint de sortir de la ville, s’était fait arrêter par des gardes nationaux par lui placés à l’octroi, sous le prétexte que ses passeports lui faisaient défaut, et était resté à surveiller les hommes, les choses, les événements, les oscillations de la défaite, de la victoire, toujours impassible et seulement ému de ses propres risques au milieu des malheurs de la patrie…

Il suffit d’un mot à Nesselrode pour convaincre Talleyrand. Le désir de l’empereur du Nord était un ordre pour qui n’avait fait que changer de servitude. Il se rallia, du coup, à la cause des Bourbons, et fit appeler l’imprimeur Michaud. Il lui confia une proclamation rédigée par lui, sur les instructions de Nesselrode, et qu’Alexandre devait signer. On y expliquait au peuple que les alliés ne pouvaient traiter ni avec Napoléon, ni avec sa famille. L’imprimeur partit et le conseil s’assembla. Alexandre, le roi de Prusse, Schwartzemberg, Nesselrode, le comte de Dalberg, Talleyrand, Pozzo di Borgo, tels étaient les hommes qui se rencontraient. Mais ce conseil était un conseil d’enregistrement. Les résolutions étaient prises, la proclamation rédigée, et c’était une puérile discussion qui allait commencer pour couvrir hypocritement la dure autocratie russe.

Tout ce débat était vain, parce qu’il n’y avait pas un seul homme, parmi les membres de ce Conseil, où sept étrangers sur huit allaient régler le sort politique de la France, qui fût dupe une minute du débat engagé et qui n’avait qu’un but : laisser croire à la France qu’une discussion avait précédé