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habile, conçu pendant sa captivité par un officier du génie capturé sous le premier Empire et puis échangé. Celui-ci avait vite reconnu que le débarquement sur la place de Sidi-Ferruch, à dix-huit kilomètres d’Alger, serait moins meurtrier et qu’ensuite l’armée escaladerait les hauteurs et redescendrait sur Alger qu’on dominerait ainsi au lieu d’en être dominé. Ce plan de génie, tracé par la main obscure d’un prisonnier, enveloppé depuis vingt ans de la poussière des archives militaires, permit donc à Bourmont, en spoliant de sa gloire le véritable artisan de sa victoire, d’essayer de réhabiliter sous le drapeau blanc l’infidèle soldat qui avait, devant l’ennemi, déserté le drapeau tricolore.

Le plan fut suivi jusqu’au bout. Les Français débarquèrent, écrasèrent les Arabes à Staoueli et, maîtres des hauteurs qui environnaient Alger, imposèrent au dey affolé et menacé par ses janissaires la capitulation la plus étendue. Par ce coup éclatant, la porte de l’Algérie était ouverte, et ses plaines, jusque-là insalubres, témoins des révoltes et des meurtres, allaient s’ouvrir, d’abord sous l’âpre conquête de l’épée, ensuite sous l’âpre conquête de la charrue. Mais ce ne fut que peu à peu, et sans que les ministres de Charles X aient eu devant les yeux, aussi vaste qu’elle le devint, l’entreprise complète à laquelle la France doit son prolongement radieux…

Aussi la victoire était-elle célébrée sur tous les tons, et les hymnes reconnaissantes montaient des autels vers le ciel. Mais tout ce tumulte exagéré ne pouvait distraire la France du coup de force qui venait de la meurtrir, et du coup de force qui contre ses destinées se préparait. En effet, ni Charles X, ni M. de Polignac, fidèles à leur première opinion, n’abandonnaient l’espoir de continuer le combat. Et comme toujours, pour assurer leur faiblesse ou leur violence, ce qui est la même chose, contre toute velléité raisonnable, ils s’empressaient de fonder sur des rapports de préfecture ou de police leur conception agressive. Que pouvaient valoir ces rapports rédigés par des plumes asservies qui, sachant que la vérité affirmée les rendrait suspectes, chargeaient de toutes les illusions propres à flatter le roi les lourdes feuilles officielles ? Ces rapports disaient que la masse était indifférente, restreignaient à une agitation superficielle le tumulte civique qui déjà s’apprêtait, et le roi savourait ces renseignements conformes à ses désirs, se croyant en face seulement d’une poignée d’agitateurs qui n’auraient pas raison de sa divine mission.

Jamais gouvernement plus aveugle n’a conquis l’impopularité avec un art plus savant. Ce qui se préparait, ce n’était pas une révolte, mais une révolution. Des symptômes éclatants pour des esprits non prévenus en eussent averti le ministère. Des sociétés, entre autres Aide-toi, le ciel t’aidera, appelaient à elles, selon leur rang et leur profession, tous les citoyens dont le droit diminué ou anéanti réclamait la justice. La presse, en dépit des lois qui étouffaient son essor, s’enhardissait à des critiques quelquefois acerbes.