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le vertueux personnage en lui rappelant des prévarications récentes et dont toute l’Assemblée avait gardé le souvenir. Puis, sur un rapport de Martignac, il fut admis.

Vinrent alors les premiers projets de loi dont le ministère, pour tenir la parole royale, saisit la Chambre : ce fut le projet destiné, par une conversion de la rente, à fournir aux émigrés une indemnité que des statistiques, d’ailleurs assez confuses, permettaient de fixer à un milliard. M. de Villèle, dont la compétence financière s’était manifestée souvent, même dans l’opposition à M. Decazes, avait arrêté un projet cependant assez obscur : la rente cinq pour cent descendait, par un vote législatif, à quatre pour cent, sous la réserve cependant que les porteurs de titres pouvaient, s’ils le désiraient, obtenir le remboursement. Ce un pour cent suffirait à M. de Villèle à payer, par la constitution de vingt-sept millions de rentes attribuables aux émigrés, un capital d’un milliard. À la Chambre le débat réunit contre la loi le général Foy, Royer-Collard, et quelques députés ultras, amis de Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères, dont l’opposition au gouvernement même dont il faisait partie se manifestait sourdement. Mais la majorité qui s’apprêtait à accepter le projet, et qui couvrait de ses murmures la simple lecture des amendements proposés, rendit impossible tout débat ample et fort. C’est à la Cour des pairs qu’était réservé d’arrêter ce projet et de porter par son vote un coup redoutable, et le premier, à M. de Villèle. Mais c’est là aussi que le débat revêtit une forme et fut enveloppé de circonstances qui doivent nous retenir.

La Haute Assemblée était, en principe, hostile à cette conversion prétendue. Elle n’avait pas manifesté cette hostilité uniquement pour complaire aux vieilles rancunes de M. de Talleyrand ou de M. Decazes, ou aux velléités inexprimées de Chateaubriand, et il faut chercher dans d’autres mobiles l’inspiration qui la poussa à une résistance grandissante et à un vote négatif. Ce débat, à la vérité, n’était un débat politique que pour la forme. Au fond, il était un débat économique, et, quoique ces horizons nouveaux n’aient pas été signalés par la clairvoyance des orateurs, c’est bien à une question sociale que se heurtait l’assemblée inconsciente. Quelle était cette question ? Elle tenait tout entière dans le conflit naissant et devenu si aigu entre la propriété mobilière et la propriété immobilière, et entre les hommes qui étaient, à cette époque, représentatifs de ces formes de propriété. Issue du cens politique qui remettait le pouvoir aux grands propriétaires, issue par conséquent de la puissance immobilière et terrienne, la majorité de la Chambre était acquise à toute mesure qui ne frappait pas les possédants immobiliers. Or, si l’on voulait indemniser à proportion d’un milliard les émigrés, il fallait trouver des ressources, et ces ressources ne se pouvaient découvrir que dans un impôt nouveau ou dans une opération financière. L’impôt nouveau ? Il frapperait la terre, tributaire du Trésor, au dire des défenseurs de la