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public : le corps de garde voisin devait être appelé. Il fut en retard, et la duchesse attendit que des témoins irrécusables fussent présents pour laisser trancher entre elle et son fils le lien de vie. Ce fut à la Cour et dans le monde royaliste une joie délirante. Les cloches et le canon se renvoyèrent leurs échos sonores et graves. Louis XVIII, au matin, vint embrasser son petit neveu, nommé tout de suite duc de Bordeaux, apportant à la mère une magnifique parure de diamants. Il donna des croix de commandeur de Saint-Louis à divers personnages, et d’abord au tendre ami dont le départ l’affligeait encore, M. Decazes. La diplomatie, habile à trouver les formules, baptisa tout de suite la chétive créature : on l’appela l’enfant de l’Europe… Il devait, en effet, mais à un autre titre, mériter ce nom, car dix années après, jeté en exil par la branche cadette, il devait errer en Europe, connaître la froide hospitalité des cours, l’ingratitude des courtisans, la solitude du malheur. Le coup de poignard de Louvel avait donc en vain frappé la poitrine du père ; au gré du meurtrier le coup était tardif. Mais ce coup n’avait pas, pour cela, été tout à fait stérile, car grâce à lui la politique était bouleversée, les réacteurs de 1815 victorieux, les lois modifiées, les plus rétrogrades mesures prises. Cela prouvait que le libéralisme parlementaire, s’il n’était pas factice, ne correspondait pas à une force égale dans le pays, et soulignait le danger des coalitions conscientes ou inconscientes entre partis séparés par des abîmes. On ne pourra pas, en effet, croire qu’un événement tragique, si important qu’il fût, ait pu à ce point remuer l’opinion que, soudain, d’un seul coup, toutes les forces libérales se soient éteintes, que les convictions soient tombées et les courages. C’est que la réaction était encore puissante. Mais heureusement, elle avait un peu perdu de sa force, depuis 1816, et ces quatre années, si elles n’avaient pas suffi à doter le parti libéral d’une action réelle, avaient suffi à empêcher le retour, sous la même forme, des abjectes violences qui en 1815, et 1816 avaient déshonoré et ensanglanté le pays. Aussi, partout, des comités secrets, des sociétés secrètes s’organisaient et, puisque le combat nécessaire ne pouvait être public et loyal, qu’il fût caché et décisif, tel était le vœu de beaucoup. Une Union de la liberté de la presse qui, elle, avait fonctionné au grand jour, avait cependant servi de lieu de rencontre entre beaucoup. Là, des hommes politiques, comme La Fayette, Manuel, Laffitte, Casimir Périer, Voyer d’Argenson, Saint-Aignan se réunissaient à de jeunes étudiants que les derniers événements avaient soulevés d’indignation. Mais MM. Laffitte et Casimir Périer, s’ils étaient capables de se liguer ostensiblement contre le pouvoir, d’organiser des réunions, de recueillir et de drainer des fonds pour solder les frais de procès de presse innombrables, n’avaient pas la hardiesse suffisante pour pénétrer dans un concert secret. Benjamin Constant non plus, qui trouvait d’ailleurs à la tribune et dans la presse une issue naturelle à sa pensée. Il n’en allait pas de même des autres libéraux notoires dont nous avons donné le nom et déjà, dans