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avaient jusque là échappé. La Chambre revint à la législation de 1815, rendue encore plus sévère, par 136 voix contre 109. Ainsi la liberté avait été blessée du même coup qui avait inutilement tué le duc de Berry ! Ainsi en quelques jours étaient jetées au vent toutes les conquêtes de l’esprit ! Les sombres jours de 1815 allaient revenir.

C’était le 31 mars qu’avaient été votées les deux mesures que nous venons d’analyser. Elles ne suffisaient pas à consolider le pacte qui unissait, par le cadavre du duc de Berry, les hommes de 1815 et ceux dont l’honneur était de les avoir combattus. À quoi eût servi de suspendre la liberté individuelle et d’éteindre la liberté d’écrire si le code électoral, source de tous les triomphes libéraux, fût demeuré le même ? C’est là que M. Decazes, converti, avait médité le premier de porter la hache. Le temps lui avait manqué, non la volonté. L’exemple qu’il avait donné allait porter ses fruits. Ses anciens collègues lui demeuraient fidèles en recueillant de lui l’héritage de ses désaveux ; mais, au lieu de présenter la loi électorale telle que M. Decazes l’avait écrite, ils la modifièrent encore dans le sens du pire, et voici le projet qu’ils présentèrent le 17 avril 1820 :

La loi nouvelle créera un collège dans chaque arrondissement et un collège de département. Le collège d’arrondissement sera composé de tous ceux qui paient 300 francs et il choisira un nombre de candidats égal au chiffre des députés du département. Le collège de département sera composé des électeurs qui paient 1 000 francs et ils éliront les députés qui, eux aussi, devront payer 1 000 francs.

C’était le brutal retour au despotisme de la grande propriété, seule maîtresse des urnes dérisoires où sa volonté seule pourrait descendre. Cette loi livrait 28 millions d’êtres à 9 000 privilégiés. Voilà son caractère politique et son caractère social d’un seul trait dessinés.

L’émotion fut considérable dans le Parlement où cette loi tranchait, avec la netteté du couperet, la moitié des destinées parlementaires, et dans le pays dont le sort allait être confié à une élite parasite et égoïste qui pourrait transformer la loi en profit de classe.

La discussion générale s’ouvrit le 26 mai et elle dura onze jours. Elle fut éclatante, violente, éloquente, et, au point de vue politique, fit honneur aux libéraux. Mais il ne semble pas que la portée sociale de la loi ait été ou comprise ou définie par aucun de ceux qui lui manifestèrent leur hostilité. Le premier, le général Foy, la caractérisa : « Les grands propriétaires seuls sont éligibles… C’est le despotisme non d’un homme, mais d’une classe ». M. Royer-Collard flétrit la loi comme contraire à l’égalité et prononça sur le privilège ces graves paroles : « Le privilège est descendu au tombeau, aucun effort humain ne l’en fera sortir. Il serait le miracle impossible d’un effet sans cause… ». Mais son esprit philosophique ne pénétra pas au cœur des choses et il ne dit pas la tare secrète de cette loi. M. Benjamin Constant non