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l’eût quitté tout entier, le front haut, la figure tournée vers l’ennemi.

Or, il ne sut ni partir, ni rester. Affolé, sur le premier moment, il reçut les consolations du roi qui adoucit, des accents d’une affection vraiment paternelle, son amertume trop visible. Réconforté par cet accueil, M. Decazes agita, en lui-même d’abord, avec d’autres ensuite, la question de savoir s’il ne pourrait pas durer : non pas durer pour agir, mais durer pour durer, car il avait pour le pouvoir un goût personnel très vif. Serait-il l’allié des libéraux ? Il aurait pu le tenter, joindre à ces 100 voix, toutes dévouées, toutes celles que la fonction ministérielle et les faveurs dont elle dispose peuvent attirer, surtout quand elle agit sur des fonctionnaires, et, à la tête de cette majorité, défendre son œuvre et combattre. Le roi ne lui aurait pas manqué. Les ultras n’étaient pas si frappés de la nécessité de sa chute, croyaient qu’il demeurerait, et rien n’est intéressant à consulter sur ce point comme la correspondance de M. de Villèle avec sa femme (tome II). M. Decaze eut peur ; et surtout son propre ministère, privé du triple concours de Gouvion Saint-Cyr, Louis et Dessolles, ne lui donna que de lâches conseils. Alors il entra à grands pas dans la voie de réaction.

Il avait demandé à la Chambre des Pairs de s’ériger en cours de justice pour se saisir du procès de Louvel. Il vint à la Chambre pour y déposer un projet : le projet de modification de la loi électorale, par lequel il détruisait son œuvre. Sa parole balbutiait sur ses lèvres pâlies : c’était la bête forcée qui ne demandait qu’à se rendre. Et les ultras purent sonner l’hallali. M. Pasquier, âme complaisante, déposa un projet pour suspendre la liberté individuelle et remettre au sceau de trois ministres le droit d’arrestation et de séquestration.

Mais rien ne pouvait sauver M. Decazes. La droite se disait avec raison que, pour inaugurer sa propre politique, elle n’avait pas besoin de M. Decazes. Elle était prête, pour le mettre en échec, à repousser même les mesures rétrogrades, préférant une mauvaise loi et un bon ministère. Et M. Decazes ne comprenait pas !

Il fallut que la douleur théâtrale de la famille royale se donnât en représentation aux Tuileries pour que M. Decazes cédât la place. La duchesse de Berry, qui était princesse de Naples, avait déclaré vouloir quitter la France où le sang des Bourbons n’était pas préservé. Voyant un jour M. Decazes, elle s’était jetée dans les bras de son beau-père, le comte d’Artois : « Papa, cet homme empoisonnera mon enfant… » Habilement poussé par Vitrolles, le comte d’Artois mit à profit toutes ces larmes. Il avait déjà sondé le roi qui avait défendu son ministre. Il avait renouvelé ses prières et le roi avait résisté. Alors la duchesse d’Angoulême s’agenouilla devant Louis XVIII et lui déclara qu’aucun membre de la famille ne se trouvait en sûreté… M. Decazes enfin partit. Le roi l’embrassa, pleura, le nomma ambassadeur à Londres, avec 300 000 francs d’appointements, pair, et madame Prince-