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préparer pour plus tard un groupement important capable de se dresser devant Bonaparte et d’arrêter ses progrès de despotisme ? Celui-ci, de son côté, a-t-il installé Sieyès en face de lui pour pouvoir mieux lui montrer qu’il ne le craignait pas et braver, en quelque sorte, de toute sa jeune puissance, l’autorité déclinante d’un promoteur de la Révolution ? — Ce sont là questions qu’il est bien difficile de résoudre. Étant donné, d’une part, que Sieyès ne se présente pas à l’historien comme un de ces hommes au caractère fortement trempé, inaccessibles aux faveurs et inébranlablement attachés à leurs principes, et que, d’autre part, Bonaparte avait besoin de lui, de son nom, de son prestige encore considérable, il est probable que le traité passé entre les deux personnages a été conclu, parce que chacun, se plaçant à son point de vue personnel, y a trouvé son intérêt : aucun des deux n’a été dupe de l’autre. Sieyès a compris qu’aucune retraite ne lui rapporterait 25 000 fr. par an et les honneurs exceptionnels dérivant de son titre de premier législateur. Bonaparte a pensé qu’il gagnerait définitivement l’élite « révolutionnaire » en faisant de Sieyès la plus haute personnalité dans l’État — après lui-même et loin en dessous. Avait-il à le craindre ?… Quel homme armé de l’épée pourrait craindre, au cours de la route entreprise, de tomber frappé par son compagnon porteur seulement du fourreau de sa lame ?…

Le Sénat conservateur devait comprendre d’abord soixante membres ayant au moins quarante ans d’âge, inamovibles et à vie. Pendant dix ans, il aurait à nommer deux membres chaque année, d’où, définitivement constitué, il comprendrait quatre-vingts membres. En cas de vacances, il aurait à pourvoir aux remplacements en choisissant sur une liste de trois candidats présentés par le premier consul législatif et le Tribunat. Ajoutons enfin que les dépenses du Sénat devaient être couvertes par les revenus de domaines nationaux. Voilà donc un corps prodigieusement favorisé, recruté, aux termes de la Constitution, selon le plaisir de quelques personnages expressément désignés, siégeant sans aucune publicité[1], avec mission essentielle de nommer des législateurs ou prétendus tels, pris sur une liste dite nationale, qui émane du peuple dans les conditions que nous connaissons. En réalité, il y a substitution absolue du Sénat au peuple, il y a mensonge dans la Constitution lorsqu’elle parle du suffrage universel ; il y a mensonge lorsqu’elle semble entourer de garanties d’indépendance les différents organes du pouvoir législatif ; il y a partout mensonge et obscurité.

Veut-on quelques exemples de cette obscurité ? — Aucun texte n’indique comment le Sénat procédera pour nommer les consuls, quand ce sera nécessaire ; aucun texte n’explique comment le Sénat décidera quels tribuns ou quels législateurs doivent être élus ou réélus ; aucun texte ne fixe quand le Conseil d’État fait œuvre de législation et quand il fait œuvre de régle-

  1. Le Tribunal et le Corps législatif, au contraire, siégeaient publiquement, mais l’assistance ne pouvait dépasser deux cents personnes.