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arrête, une commission militaire vous juge ; on vous casse la tête et on vous oublie ! »

Mais, si l’indépendance sous l’Empire ne rapportait que les persécutions et l’exil, le servilisme était, par contre, fort bien rémunéré et Bernardin de Saint-Pierre fut le type du courtisan quémandeur.

L’étude de son œuvre littéraire ne rentre point dans la période que nous étudions : elle appartient presque entière à la fin de l’ancien régime et à la Révolution : Paul et Virginie, qui fut une des premières apparitions en France du roman exotique et faisait partie des Études de la nature, eut son grand succès en 1788. On est un peu surpris, d’ailleurs, d’y trouver, à côté des pages idylliques que chacun connaît, d’inattendues déclamations sur la vénalité des charges et la misère des gens de lettres.

La misère des gens de lettres ? Appartenait-il à Bernardin de Saint-Pierre d’en parler, lui qui, pendant toute son existence, reçut des pensions et des subventions de tous les puissants qu’il courtisa successivement.

Pendant toute sa jeunesse, il fut un solliciteur inlassable, étendant ses intrigues jusqu’en Russie et en Allemagne, à Moscou comme à Berlin. Protégé du marquis de Breteuil, il finit par obtenir le poste de capitaine ingénieur du roi à l’Île de France, d’où il revint après avoir manqué un riche mariage opiniâtrement poursuivi.

En 1773, il obtint par l’entremise de l’archevêque d’Aix, Boisgelin, une première pension royale de mille livres.

En 1777, il obtint successivement une pension de 600 livres, sur le Mercure une de 800 livres sur le duc d’Orléans, une de 1 000 livres sur le contrôle général.

En 1792, il est nommé intendant du Jardin des Plantes et reçoit une indemnité de 3 000 livres quand cette place est supprimée.

Entre temps, il épouse la fille de son éditeur Didot, qui lui apporta une dot, fort rondelette pour le temps, de 27 000 francs.

L’Empire lui octroie plus tard une pension de 2 000 francs et la croix et le loge à l’Institut. Sur ses économies, il fait en outre l’acquisition de la propriété d’Éragny.

C’était décidément fort rémunérateur d’être toujours, en cette époque troublée, du côté du pouvoir, et ceux-là ne connaissaient point la misère des hommes de lettres, qui savaient si bien courber l’échine et prononcer, sans honte, des discours comme celui que nous citons plus haut.

Nous en avons maintenant suffisamment dit pour expliquer la médiocrité du mouvement littéraire sous l’Empire. Est-il besoin d’insister, d’ailleurs, pour prouver que l’indépendance et la liberté sont indispensables à l’éclosion du génie ou même du talent ? Et s’il était besoin de le démontrer, ne suffirait-il pas de constater que les seules grandes gloires littéraires de