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pour ne pas restituer une place forte de premier ordre comme était Malte, déclarait la garder en compensation de tous les avantages acquis depuis Amiens par la France. La guerre devait sortir de là. Mais entendons bien que la question de Malte fut surtout l’occasion de trancher par les armes un conflit arrivé à un prodigieux degré d’acuité. Rappelons qu’au point de vue économique, le traité d’Amiens avait été une désillusion complète pour l’Angleterre, puisque la France n’avait passé avec la Grande-Bretagne aucune convention commerciale et que, tout, au contraire, le premier consul, travaillant à développer l’industrie française, avait frappé de mesures prohibitives les produits anglais. Des débouchés énormes étaient ainsi fermés au commerce britannique, c’est-à-dire que la vie même du peuple anglais était menacée. La haine de la France augmentait chaque jour et les sujets du roi George applaudissaient aux campagnes violentes menées par la presse contre Bonaparte. Ces campagnes mêmes devaient donner au premier consul un motif personnel de reprendre les armes. Ayant étouffé la liberté de la presse en France avec toutes les autres libertés, Bonaparte ne pouvait tolérer qu’elle existât chez un peuple voisin et surtout qu’elle s’exerçât à ses dépens. Or, la presse anglaise et aussi un certain nombre de journaux rédigés en français par des réfugiés — l'Ambigu de Peltier, entre autres — se livraient aux critiques et aux attaques de toutes sortes contre le premier consul. Bonaparte demanda au gouvernement d’Addington de prendre des mesures pour éviter ces crimes de lèse-majesté consulaire. On a vu, encore récemment, le tsar autocrate obtenir des poursuites pour un crime analogue dans un pays étranger. Bonaparte n’obtint rien du tout. Blessé dans son orgueil, furieux des menaces qu’on lui prodiguait de l’autre côté du détroit, sentant « tous ses desseins, tout l’avenir immense conçu et préparé par lui, suspendus au hasard d’une embuscade de brigands, au couteau d’un assassin », il se lança à son tour dans la polémique et c’est ainsi qu’il inspira, dans le Moniteur même, des diatribes, des notes dont le ton ne le cédait en rien à celui des feuilles de Londres. Et l’on comprend alors dans quelles conditions cet homme pouvait discuter de la paix !

Les longs pourparlers diplomatiques qui aboutirent en fin de compte à la rupture avec l’Angleterre ne peuvent être dans tous leurs détails, exposés ici, mais, à côté des actes hostiles de Bonaparte, à côté de ses conquêtes ou de ses tentatives de conquête en pleine paix, nous pouvons placer le récit de son attitude personnelle vis-à-vis du représentant de l’Angleterre et montrer comment, dès cette époque, il apportait aux relations extérieures cette violence, cette volonté brutale et orgueilleuse qui devait entraîner l’Europe entière dans des luttes incessantes.

Le 18 février 1803, le premier consul fait venir aux Tuileries Whitworth, ambassadeur d’Angleterre. Pendant deux heures, il s’emporte, menace, accuse, violente. Il est prêt à la guerre, il pense à débarquer en Angleterre et