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bles. La puissance de tous ceux-là est absolue. Ils commandent dans les ministères, ils achètent les députés, comme le montre le procès qui se déroule peu après le coup d’État entre le tribun Courtois et les banquiers Fulchiron et consorts ; par leur argent, ils dominent et personne ne pourrait songer à leur ôter leur pouvoir. Il faut de l’argent pour subvenir aux services publics, il faut de l’argent pour acheter des canons, des fusils, des vivres. Or l’État ne disposant pas de fonds s’adresse aux financiers pour qu’ils assurent les dépenses. Il leur donne des « délégations » qui leur permettent de percevoir directement les contributions. Ils prennent eux-mêmes l’argent à la Monnaie pour recouvrer leurs créances[1]. Les Ouvrard, les Seguin : voilà les hommes indispensables dans l’État. Nous avons vu aux Archives nationales (F11 292) un rapport secret non daté, mais qui est évidemment des derniers jours du Directoire, montrant quel rôle capital peut être celui d’un de ces grands financiers. L’auteur du rapport expose la gêne qui existe dans la circulation et la répartition des blés sur le territoire de la République. Il y a trois récoltes entassées au nord et il n’y a rien dans le midi. Pour parer aux dangers de cette situation, le Directoire a permis l’exportation dans la République batave et en Helvétie, à condition du versement des 4/5 des mêmes quantités dans les départements du midi. Ce procédé est trop compliqué et trop difficile. D’un autre côté, on ne peut songer à une loi sur l’exportation, « le seul nom d’exportation de grains présenté à la tribune du Corps législatif ferait crier à la disette ». Les ministres des Finances et de l’Intérieur avaient proposé un moyen propre à « régulariser le mouvement et la valeur des grains, afin de maintenir l’abondance dans l’intérieur, de faire le bien des propriétaires et des consommateurs, et d’accélérer la rentrée des contributions ». Mais ce moyen remettait le soin des résultats à obtenir à cinq maisons de commerce, et le Directoire a vu là de grands inconvénients, surtout dans la difficulté qu’il y aurait à « tenir cachés les ressorts employés par le gouvernement ».

Les deux ministres ont alors remanié leur projet. « Une seule personne, connue dans toute l’Europe par son habileté, ses lumières et son activité pour le commerce des grains, dont la moralité et les moyens immenses sont parfaitement connus, sera chargée de toutes les opérations de ce genre que le gouvernement lui ordonnera de faire. Rien ne se fera qu’à mesure que les circonstances et les besoins l’exigeront ; point d’administration, point de bureaux montés, point de magasins, point d’employés, tout se dirigera par ses moyens, par ses agents, pour son compte et en son nom. Ce citoyen se soumettra à toute la responsabilité, sous la surveillance immédiate des ministres de l’Intérieur et des Finances, dont l’un dirigera ses achats ou ses ventes, et l’autre sa comptabilité. Non seulement il s’occupera immédiatement de régu-

  1. « Ça ne va pas si mal, visite pire que celle du diable », libelle de l’époque.