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innombrables… Le vice de cette administration se fit principalement sentir lorsque quelques émigrés parvinrent à regagner leurs foyers. Les Chouans s’étaient habitués à jouir de leurs biens, à les considérer comme une propriété acquise » ; « les Chouans s’étaient approprié leurs revenus ; ils en faisaient nécessairement le sacrifice avec regret » (p. 286). Cependant les nobles dont la révolte était due surtout au désir de garder tous leurs anciens avantages, n’étaient pas moins exaspérés d’être expropriés par les paysans royalistes que par la Révolution, et ne renonçaient pas à reprendre la disposition de tous leurs revenus : « Nous nous étions réservé de la ressaisir dans des jours plus tranquilles ; mais, pour le moment, il eût été plus qu’imprudent de nous en occuper » (p. 284).

À l’égard de tels vaincus si âprement intéressés, les thermidoriens inaugurèrent un parti pris d’aplatissement ; la sévérité fut désormais réservée aux vainqueurs. Le régime de la Terreur ne prit pas fin ; mais ne furent plus frappés les adversaires de la République, les révolutionnaires le furent seuls. Sous prétexte d’amadouer des insurgés provisoirement lassés, le gouvernement devint leur dupe, les paya pour qu’ils voulussent bien accepter ce qu’ils désiraient, se ridiculisa et leur laissa outrager la République, en attendant qu’ils retournassent contre elle les forces que, niaisement, il les aidait à réparer. Comme gage de ce singulier apaisement, le 9 vendémiaire (30 septembre), on décréta d’accusation le général Turreau qui, après avoir dû insister pour être jugé, devait être acquitté à Paris le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795). Évidemment, celui-ci avait été très dur ; mais il n’avait fait, en somme, qu’obéir aux instructions reçues, imposées même par les indulgents de l’époque. En tout cas, quand on châtie l’implacabilité des uns, on ne doit pas user d’indulgence pour les cruautés des autres. Sans doute, des excès furent commis des deux côtés ; mais l’initiative des atrocités revient aux cléricaux : leur férocité religieuse ne se bornait pas à tuer, elle martyrisait, suivant l’exemple de Souchu et de Charette lui-même à Machecoul (Chassin, La Préparation de la guerre de Vendée, t. III, p. 350) ; et c’est d’un tel homme qu’on essayait maintenant de gagner les bonnes grâces, cela quelque temps après les massacres de la Roullière et de Frérigné !

Dès le 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), les représentants Bollet et Boursault avaient pris l’initiative de mesures d’apaisement, et une proclamation de Boursault du 26 vendémiaire (17 octobre) amenait déjà des soumissions, quand le représentant Ruelle fit faire des ouvertures à Charette. Sur ces entrefaites, parut le décret du 12 frimaire an III (2 décembre 1794), qui, sans la moindre distinction entre les grands chefs et les simples rebelles, accordait amnistie complète à tous, ceux « qui déposeront leurs armes dans le mois qui suivra le jour de la publication ». Elle n’était pas fortuite, la coïncidence d’un pareil décret avec le procès de Carrier ; en sacrifiant les terroristes, on pensait se concilier les rebelles, on ne fit que surexciter leur