Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

opposer qu’un silence embarrassé qui les prédisposait mal à prendre quelque initiative hardie. D’autre part, les députés avancés qui avaient eu la sottise de compter un instant sur Bonaparte devaient savoir maintenant à quoi s’en tenir. « Après de mûres réflexions, nous dit Jourdan (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 167), nous nous rendîmes à Saint-Cloud dans la ferme intention de combattre les propositions contraires aux principes que nous professions ; nous arrivâmes sur les 4 heures après-midi ». Les réflexions avaient été bien longues.

Aux Cinq-Cents, on cria : « Point de dictature ! Vive la République ! Vive la Constitution ! » Mais on perdit sottement le temps à décider que tous les députés renouvelleraient leur serment de fidélité à la Constitution et à prêter ce serment par appel nominal. Pendant cette opération, Lucien, pour s’entendre sans doute avec son frère, quitta le fauteuil de la présidence où il fut remplacé par Chazal. Aux Anciens, la minorité avait réclamé des explications sur le retard de certaines convocations et des renseignements sur le péril jacobin dénoncé la veille. Puis un complice, Cornudet, fit voter l’envoi d’un message pour savoir si le Directoire était réuni en majorité à Saint-Cloud. La réponse — mensongère — faite par le secrétaire général, Lagarde, futur baron de l’Empire, fut que « quatre » directeurs avaient démissionné et que le cinquième avait été « mis en surveillance » ; on venait de prononcer l’envoi de cette lettre aux Cinq-Cents en vue du remplacement des démissionnaires et de suspendre la séance, lorsque, vers quatre heures et demie, Bonaparte, averti de l’animosité des Cinq-Cents et de l’indécision des Anciens, — « chaque instant de retard, a écrit Thibaudeau, ébranlait la confiance des conjurés dans le succès de la journée » (Le Consulat et l’Empire, t. Ier p. 41) — pénétra dans la salle. En un langage incohérent et boursouflé, — « ses paroles ne pouvaient sortir qu’avec un extrême désordre » (Mémoires et souvenirs du comte de Lavallette, t. Ier, p. 351) — il se défendit de vouloir « établir un gouvernement militaire », répéta le mensonge du secrétaire général du Directoire, attaqua la Constitution, réclama une nouvelle organisation politique, fut incapable de justifier tant soit peu le péril prétexté par lui et ses complices, s’en prit aux Cinq-Cents, insinua qu’on préparait un mouvement à Paris et termina par un appel aux soldats dont, conclut-il, « j’aperçois les baïonnettes ». Tandis que les Anciens qui, durant ce discours, avaient mis fin à la suspension de séance, écoutaient, mal impressionnés, la lecture d’un message des Cinq-Cents annonçant leur réunion, Bonaparte se dirigeait du côté de l’Orangerie.

Le Conseil des Cinq-Cents venait de recevoir communication de la lettre de démission de Barras seul et discutait à ce propos, lorsque Bonaparte parut suivi de quelques grenadiers. Les députés ne lui laissèrent pas le temps de parler, ils crièrent : « À bas le dictateur ! Hors la loi ! » et plusieurs se précipitèrent pour le repousser. Déconcerté, piteux, sur le point de défaillir,