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Il est probable que Moulin, venu aux Tuileries pour la promulgation, la signa aussitôt pendant que Gohier discutait avec Sieyès ; tandis que les paroles échangées avec Sieyès d’abord, avec Bonaparte ensuite, détournèrent Gohier d’en faire autant ; mais Cambacérès, jugeant que la signature du président du Directoire avait plus de poids, n’en attribua pas moins la promulgation à celui-ci.

« À peine fûmes-nous rentrés au Luxembourg, raconte Gohier (Mémoires, p.261), que notre garde nous fut enlevée ; que Jubé, qui la commandait, reçut de Bonaparte l’ordre de la conduire aux Tuileries et fut assez faible pour y déférer. » Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils étaient prisonniers dans leur palais ; « ne pouvant, a écrit Gohier (id. p. 263), nous dissimuler qu’on attentait à notre liberté », — cela, en effet, devenait difficile ; cependant la leçon n’a pas servi et nous devions revoir en semblable circonstance le scepticisme soi-disant élégant, sinon complice, des uns et la confiance obtuse des autres — ils rédigèrent un message adressé au Corps législatif (Idem, p. 264).

« Un grand attentat vient d’être commis, disaient-ils, et ce n’est sans doute que le prélude d’attentats plus grands encore. Le palais directorial est livré à la force armée. Les magistrats du peuple à qui vous avez confié la puissance exécutive sont en ce moment gardés à vue par ceux-là mêmes que seuls ils ont le droit de commander.

« Leur crime est d’avoir constamment persisté dans l’inébranlable résolution de remplir les devoirs sacrés que leur impose votre confiance ; d’avoir rejeté avec indignation la proposition d’abandonner les rênes de l’État qu’on veut arracher à leurs mains ; d’avoir refusé de donner leur démission.

« C’est aujourd’hui, représentants du peuple français, qu’il faut proclamer la République en danger, qu’il faut la défendre. Quel que soit le sort que ses ennemis nous réservent, nous lui jurons fidélité : fidélité à la Constitution de l’an III, à la Représentation nationale dans son intégrité.

« Puissent nos serments n’être pas les derniers cris de la liberté expirante !

« Les deux directeurs prisonniers dans leur palais,

« Moulin, Gohier. »

Ce message honnête et digne qu’ils essayèrent de faire porter hors du Luxembourg, fut intercepté et on les sépara. Le soir, Bonaparte, Sieyès, Roger Ducos convinrent avec leurs amis de se faire nommer consuls provisoires en attendant l’adoption d’une nouvelle constitution ; mais Bonaparte ne consentit pas à prendre d’emblée le projet de Sieyès, qui dut se résigner à admettre que cette constitution serait l’œuvre de commissions législatives tirées des Conseils épurés, et put se convaincre qu’il avait, lui aussi, trouvé son maître. Pour conserver une apparence légale, il fallait que le Corps légis-