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« des Jacobins, des Clichyens ». Interrogé par Gohier sur ce qu’il y avait de neuf, Fouché, ministre de la police, répondit : « Toujours les mêmes bavardages… toujours la conspiration !… Mais je sais à quoi m’en tenir… Fiez-vous à moi ». Et Gohier, honnête homme d’une crédulité vraiment excessive, eut la bonhomie de rassurer Joséphine troublée par cette conversation : « Faites comme le gouvernement, lui dit-il, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là ; dormez tranquille » (Idem, p. 355). À l’issue de la réunion, Arnault, venu aux nouvelles, apprend de Bonaparte que « la chose est remise au 18. — Au 18, général ? — Au 18. — Quand l’affaire est éventée ! Ne voyez-vous pas que tout le monde en parle ? — Tout le monde en parle et personne n’y croit. D’ailleurs, il y a nécessité. Ces imbéciles du Conseil des Anciens n’ont-ils pas des scrupules ? ils m’ont demandé vingt-quatre heures pour faire leurs réflexions » (Idem, p. 356). Il ne faut pas ajouter foi, comme l’a fait M. Léonce Pingaud (Bernadotte, Napoléon et les Bourbons, p. 44), à ce qu’a raconté Michaud jeune dans la biographie de Lachevardière (t. XXII, p. 357) ; celui-ci, en effet, n’était déjà plus membre de l’administration départementale de la Seine lors du débarquement de Bonaparte en France ; victime du mouvement réactionnaire de Sieyès et des modérés (Gohier, Mémoires, t. Ier, p. 145), il ne pouvait, dès lors, user d’un pouvoir qu’il n’avait plus — le Moniteur du 1er jour complémentaire de l’an VII (17 septembre 1799) annonce qu’il a cessé ses fonctions — pour s’opposer à ses projets ou pour procéder à son arrestation si Gohier et Moulin y avaient consenti ; et le récit d’Arnault est plus vraisemblable.

Voici quel était le plan. Le prétexte serait une conspiration des Jacobins prêts, selon les termes qu’emploiera Cornet au Conseil des Anciens dans la matinée du 18 (9 novembre), à « lever leurs poignards sur des représentants de la nation, sur des membres des premières autorités de la République ». La fable des « poignards » dont Lucien fera le 19 brumaire (10 novembre) une application effrontée, était donc imaginée dès le début. Qu’on se rappelle que, déjà en l’an V, Bonaparte écrivant d’Italie au Directoire (voir chap. xvii, § 1er) avait parlé de poignards, « les poignards de Clichy », qui le menaçaient. Pour échapper à ce prétendu danger, le Conseil des Anciens, convoqué d’urgence dans la matinée du 18 brumaire (9 novembre), devait être appelé à user de son droit constitutionnel de transférer le siège du Corps législatif dans une autre commune et — ce qui était de toute manière contraire à la Constitution réservant au Directoire cette nomination — à nommer Bonaparte au commandement des troupes de la 17e division militaire qui comprenait, on le sait, Paris et les environs. Cela fait, Sieyès et Roger Ducos donnaient leur démission et on obtenait celle des trois autres directeurs par une intimidation plus ou moins formelle. Le Directoire ainsi dissous, on se flattait d’amener les Conseils à se proroger après avoir installé trois consuls provisoires et nommé deux commissions législatives.