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Pour plaire à ce général que tous, plus ou moins naïvement, voulaient mettre dans leur jeu, les Cinq-Cents, le 1er brumaire (23 octobre), par 220 voix sur 306 votants, nommaient président son frère Lucien qui, même à cette époque, n’avait pas encore vingt-cinq ans ; et Bourrienne a écrit (édition Lacroix, t. II, p. 40) que « c’est incontestablement à cette nomination et à la conduite de Lucien, que fut dû le succès de la journée du 19 brumaire ». Aux Anciens, la majorité était, nous le savons, acquise à Sieyès ; aussi repoussait-elle, le 2 brumaire (24 octobre), la résolution votée, le 2 vendémiaire (24 septembre), par les Cinq-Cents et visant les projets, qu’on lui prêtait, de ramener la France à ses anciennes frontières pour conclure la paix : « Sont déclarés traîtres à la patrie et seront punis de mort tous négociateurs, ministres, généraux, directeurs, représentants du peuple et tous citoyens français qui proposeraient, recevraient, appuieraient ou signeraient un traité portant atteinte à la Constitution de l’an III et à l’intégralité du territoire de la République tel qu’il est réglé par les lois ».

De nombreux députés des deux Conseils offrirent un banquet par souscription à Bonaparte et à Moreau, le 15 brumaire (6 novembre), dans l’église Saint-Sulpice, transformée en Temple de la Victoire par l’arrêté du 24 vendémiaire an VII (15 octobre 1798) de l’administration centrale de la Seine, qui avait débaptisé les quinze églises rendues au culte (§ 3, chap, xi). Il y eut là, sous la présidence de Gohier, 750 convives environ qui, tous au courant des bruits de conspiration, mais ne sachant pour la plupart rien de précis, se surveillaient embarrassés et silencieux ; si Briot et Destrem furent présents, on remarqua l’absence de Jourdan et d’Augereau. Bonaparte qui, par méfiance, « avait fait apporter un pain et une demi-bouteille de vin » dans sa voiture (Lavallette, Mémoires et Souvenirs, t. Ier, p. 345), but « à l’union de tous les Français » ; il se retira de bonne heure après avoir, a raconté Gohier, adressé en particulier « aux députés les plus marquants, des choses flatteuses analogues aux sentiments qu’il leur connaît » (Mémoires, t. Ier, p. 226).

Une des causes incontestables de mécontentement à cette époque était l’emprunt forcé. On n’avait pas besoin d’un coup d’État pour s’en apercevoir ni pour chercher à corriger ce que les dispositions votées pouvaient avoir de défectueux. Une proposition fut faite en ce sens au Conseil des Cinq-Cents, et une commission nommée pour l’étudier. D’après un rapport du ministre des finances, Robert Lindet, « le plus habile administrateur de ces derniers temps » (Baudot, Notes historiques sur la Convention, p. 156), adressé au Corps législatif le 14 brumaire-5 novembre (Montier, Robert Lindet, p. 372), « les répartitions de l’emprunt forcé s’élevaient jusqu’à ce jour à 70 800 000 francs, et le recouvrement, tant en bons qu’en numéraire, à 10 184 000 francs ». À la séance du surlendemain (7 novembre), Thibault, qui avait déjà parlé le 9 brumaire (31 octobre) au nom de la commission, demandait aux Cinq-Cents de supprimer le jury taxateur et la progressivité et « de régu-